
Réponses aux questions d’Atlantico, 15 mars 2025
1/ L’obsession du président Donald Trump pour la question du commerce bilatéral a permis de mettre en avant une étrange réalité : le déficit commercial bilatéral des États-Unis avec l’Irlande est plus important que celui avec l’Allemagne. Qu’est-ce que cela traduit exactement de la nature de leurs échanges ? Comment faut-il le lire, exactement ?
À l’occasion de la rituelle visite du Premier ministre irlandais à l’occasion de la Saint-Patrick, Micheál Martin, le Président Trump a repris son discours antieuropéen ciblé sur le pays qui fut autrefois un grand pays d’émigration vers les Etats-Unis : « vous avez pris nos sociétés pharmaceutiques et d’autres sociétés… une fiscalité appropriée, et cette belle île de cinq millions d’habitants, a pris toute l’industrie pharmaceutique des États-Unis ».
Il est vrai qu’en 2024 (données US Census et BEA) les Etats-Unis ont importé pour 100 milliards de dollars de biens et exporté seulement 17 milliards, soit un déficit de 83 milliards (85 milliards pour l’Allemagne). Mais il convient aussi de prendre en compte les services ce que ne fait jamais le Président Trump. Cette fois, ce sont les Etats-Unis qui sont en excédent sur l’Irlande (61 milliards) ce qui relativise les chiffres avancés.
Contrairement aux Etats-Unis, l’Irlande est un petit pays sans matières premières. Elle doit donc se spécialiser très fortement ce qui signifie que quelques secteurs seront très excédentaires pour équilibrer d’autres très déficitaires. Mais il n’y a pas de raisons, a priori, pour que cet équilibre soit bilatéral. En l’occurrence, le marché des médicaments a trouvé assez logiquement des débouchés dans le pays où la demande est forte, les Etats-Unis. Si l’Irlande a importé peu de biens matériels des Etats-Unis, elle a néanmoins importé beaucoup de biens immatériels (dont, sans doute, des licences pour l’industrie pharmaceutique).
2/ Dans quelle mesure faut-il penser que l’utilisation faite de l’Irlande par les entreprises pharmaceutiques américaines (et d’autres potentielles firmes) pourrait constituer une épine dans le pied de la logique de Donald Trump en matière de commerce international ? Peut-il seulement réduire le déficit commercial bilatéral avec l’Irlande en passant par de seuls tarifs douaniers ?
Une mondialisation qui a impliqué non seulement le commerce des biens mais aussi la délocalisation des firmes et la dispersion de la chaîne de valeurs conduit à une multitude de contradictions. Le protectionnisme censé protéger les firmes nationales devient alors contreproductif. Il pénalise les firmes nationales qui produisent dans le pays comme importateurs de composants surtaxés, et les firmes nationales implantées à l’étranger qui subissent les droits de douane mis en place dans leur pays d’origine. Cette dernière situation est particulièrement vraie pour l’Irlande : les firmes pharmaceutiques américaines implantées en Irlande sont pénalisées par les droits de douane américains. Il est vrai que dans la logique isolationniste de Donald Trump la hausse des droits de douane a aussi pour objectif de pousser les firmes, qu’elles soient américaines ou pas, à produire aux Etats-Unis mais on peut douter de l’ampleur de cet effet du fait des tensions sur l’emploi et de l’imprévisibilité (indécision) du Président qui peine à maîtriser la complexité.
Des droits de douane appliqués à la seule Irlande (plus vraisemblablement, les mesures viseraient l’UE) réduiraient certainement le déficit bilatéral avec ce pays en pénalisant les firmes américaines implantées à l’étranger, mais surtout, ils n’auraient aucun effet sur le déficit global. Les mesures protectionnistes prises par Trump en 2018 contre la Chine ont certes réduit le déficit avec ce pays mais augmenté celui avec des pays comme le Vietnam et… l’Irlande. Rappelons en effet que l’origine d’un déficit courant (et pas seulement commercial qui est un mauvais indicateur puisqu’il oublie les échanges de services qui sont très excédentaires aux Etats-Unis) est macroéconomique : un pays qui consomme beaucoup et donc épargne peu avec un déficit public abyssal aura toujours des comptes extérieurs déficitaires. Certes, si on est optimiste, on pourrait soutenir que la hausse des droits de douane donnera des recettes supplémentaires à l’État et réduira la consommation, mais même si c’était le cas, l’effet serait très insuffisant.
3/ Donald Trump ne semble pas se soucier de la seule question fiscale. Pour autant, ne serait-il pas plus simple, et plus performant, d’amender le droit fiscal américain pour s’assurer que les entreprises et firmes pharmaceutiques paient des impôts sur les produits vendus aux Etats-Unis, plutôt que de revoir les accords commerciaux ?
Le Président Trump déplore le fait que les firmes pharmaceutiques américaines installées en Irlande exportent leurs produits aux Etats-Unis et échappent ainsi à l’impôt. À dire vrai, il n’est pas le seul à s’inquiéter des paradis fiscaux – et l’Irlande en est un — qui non seulement favorisent la délocalisation mais diminuent les recettes fiscales du pays d’origine. Ce statut de paradis fiscal, qui a favorisé l’extraordinaire croissance de l’Irlande, a été longtemps une source de tension au sein de l’Union européenne du fait de la position du pays et d’autres eux aussi concernés (Luxembourg, Pays-Bas) sachant qu’en cette matière, l’unanimité des pays membres est requise.
Néanmoins, il est faux de dire que les importations provenant des filiales de firmes américaines ne payent pas d’impôts. Aux Etats-Unis, les importations subissent des droits de douane et des « taxes de vente » (une quasi-TVA) qui, elles, relèvent des États. Par ailleurs, le régime « global intangible low-taxed income » (GILTI) permet de taxer les profits réalisés à l’étranger de la différence entre le taux appliqué et 10,5 % (si le taux étranger est de 5 %, la filiale étrangère de sociétés américaines sera taxée de 5,5 %). Ce principe a été généralisé par l’accord mondial de l’OCDE appliqué par l’Union Européenne, le RU, le Canada et le Japon depuis le 1° janvier 2024 avec un taux minimal de 15 %. Si les Etats-Unis de Joe Biden avaient paraphé l’accord, une des premières mesures prises par Donald Trump a été d’y renoncer ce qui est bien dommage et rend un peu plus incohérent encore son discours.
4/ À quel impact faut-il s’attendre pour l’Irlande (et le commerce international) si Donald Trump s’en prend à elle ainsi qu’il l’a annoncé ?
En soi, l’Irlande n’est pas à elle seule en mesure d’influencer significativement le commerce international. Mais elle est membre de l’Union européenne. Si les Etats-Unis peuvent agir spécifiquement sur un pays membre, les représailles éventuelles, si elles sont de nature commerciale, seront nécessairement communautaires et décidées à la majorité qualifiée.
Pour finir, une remarque : l’Irlande a donné au moins deux Présidents aux Etats-Unis, Kennedy et Biden. Ce ne sont certainement pas les préférés de l’actuel Président !
Voir aussi : Thomas Piketty, Donald Trump et les importations chinoises