Brexit : une usine à gaz explosifs

Première réaction au texte adopté ce 17 octobre par le Conseil européen qui permettrait d’échapper au No Deal s’il était accepté par les Communes (ou par référendum, qui sait ?). Ce texte est un rafistolage, une usine à gaz et peut-être même à gaz explosif.

Le texte initialement accepté par Theresa May est repris. Seules l’annexe sur l’Irlande et la déclaration politique sont modifiées. En d’autres termes, l’Irlande du Nord restera bien un territoire douanier à part relevant du marché unique européen. La province irlandaise constituera néanmoins un territoire douanier autonome qui formera à terme une Union douanière avec la Grande-Bretagne. En soi, c’est un assemblage plutôt baroque…

Pendant la période de transition qui durera un an ou vraisemblablement beaucoup plus, rien ne sera vraiment changé, la Grande-Bretagne restant dans une Union douanière avec l’Union européenne. Mais après….

Les frontières extérieures de l’Union ne passeront pas entre les deux Irlande. C’est l’île dans son ensemble qui constituera le point d’entrée des biens importés des pays tiers. Pour les biens débarqués en Irlande du Nord, il reviendra aux douaniers britanniques de faire le tri entre ce qui restera à coup sûr en Irlande du Nord et qui se verra appliquer les droits britanniques et ceux qui « risquent » de passer au Sud et à qui appliqueraient les droits européens. Les exportations britanniques vers l’Irlande du Nord se verraient appliquer le même régime, mais les contrôles pourraient se faire au Royaume-Uni. Bien entendu, les critères qui permettront d’apprécier les risques restent à négocier.

C’est accorder une très grande confiance aux douanes britanniques d’autant plus qu’aussi subtils soient les futurs critères du « risque » ils auront peu de chance d’être à la hauteur des firmes multinationales et des trafiquants qui se rejoignent dans l’art de contourner les textes et les territoires. De plus, pour les entreprises, l’entrée en Irlande du Nord étant plus compliquée sera aussi plus coûteuse. C’est, ce que les économistes appellent une « perte sèche ».

Le régime douanier de l’Irlande du Nord sera inédit : appartenance à la fois au marché intérieur européen et à l’Union douanière britannique. La première situation n’est pas explicitement reprise dans le texte du 17 octobre puisqu’elle était prévue dans le texte antérieur. Il y aura donc liberté de circulation entre les deux Irlande sans droits de douane et avec des normes qui grosso modo sont celles appliquées sur la marché intérieur. L’Union douanière entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne est en revanche affirmée. La première sera partie prenante des traités commerciaux qui pourraient être conclus par la seconde. Si, par exemple, un traité de libre échange devait être signé avec les États-Unis (après la période de transition, ce sera possible) l’Irlande du Nord appliquerait des droits nuls aux importations américaines ce qui rendrait le détournement de trafic via la République d’Irlande encore plus tentant et la nécessité de règles d ‘origine extrêmement strictes que les douaniers britanniques accepteraient de vérifier avec zèle. On ne prend pas beaucoup de risques en prédisant que les négociations à venir risquent d’être bien difficiles et, en portant son regard encore plus loin, on peut d’ores et déjà annoncer l’ouverture dans cinq, dix ou vingt ans d’un débat sur une Europe passoire entretenue par la perfide Albion…

Mais le marché intérieur britannique lui-même est exposé. Ce n’est sans doute pas une grave préoccupation pour Boris Johnson qui s’est dit prêt à ouvrir son marché au Monde entier, mais qu’en sera-t-il vraiment ? En effet, les produits originaires de l’Union européenne ou de pays tiers une fois entrés en Irlande du Sud pourraient transiter par l’Irlande du Nord pour se déverser en Grande-Bretagne. Certes le problème pourrait être plus ou moins résolu avec l’Europe si un traité de libre-échange était finalisé et avec le reste du Monde si le Royaume s’ouvrait à tous les vents renouant ainsi avec son glorieux passé (plus mythique d’ailleurs que réel), mais on n’en est pas encore là.

Il faut bien le reconnaître, la défense du marché intérieur de l’Union européenne ressort affaibli de l’accord et la volonté légitime d’échapper à un No Deal catastrophique a sans doute conduit à glisser la poussière sur le tapis en se disant qu’il serait bien temps par la suite d’achever le balayage… C’est d’ailleurs toujours un peu comme ça que s’achèvent les négociations et c’est aussi pour ça qu’assez souvent l’histoire les juge sévèrement.

Brexit : l’impossible négociation

Britain’s Northern Ireland Secretary Julian Smith (L) and Britain’s Prime Minister Boris Johnson arrive at Stormont House, Belfast for talks on July 31, 2019. / AFP / POOL / –

Ici et là, dans la presse et les réseaux sociaux, au moment même où le nouveau Premier Ministre britannique ignore superbement la Commission européenne et les dirigeants européens, certains commentateurs, généralement assez peu europhiles, appellent à la réouverture des négociations afin d’éviter un No Deal catastrophique pour tous et, en premier lieu, pour l’Union Européenne.

Ils font bien entendu le jeu de Boris Johnson dont la stratégie est justement de présenter l’Union Européenne comme une institution arrogante et punitive. Et si une frontière devait être rétablie entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, ce ne serait pas de son fait -il vient de le promettre (il est vrai que les promesses de Boris sont, comme le disait ma grand-mère, des promesses d’ivrogne)- car les douaniers seraient du côté de la République d’Irlande, donc de l’Union Européenne. Car telle est sa tactique : rendre le No Deal destructeur pour l’Union en la forçant à rétablir une frontière dont l’Irlande ne veut pas. Selon lui, cette menace devrait faire céder l’Europe.

Et il est vrai qu’en cas de No Deal, l’Union Européenne ne pourra échapper au rétablissement d’une frontière. Pourquoi ? Pour que le Monde entier ne fasse pas transiter ses marchandises par l’Irlande du Nord pour se déverser sur le marché européen via la République d’Irlande.

Les commentateurs qui entretiennent la flamme borissienne en dénonçant l’intransigeance de l’Union européenne laissent croire que celle-ci est fermée à toute négociation. C’est vrai pour l’accord de sortie, ça ne l’est pas pour la déclaration politique qui prépare une future négociation sur les relations futures avec l’Union européenne. Entre les deux, une Union douanière serait maintenue évitant de rétablir une frontière entre les deux Irlande.

L’accord de sortie signé par Theresa May et rejeté par trois fois prévoit un engagement de backstop c’est-à-dire un non rétablissement de la frontière ce qui pérenniserait l’Union douanière entre le Royaume et l’Union Européenne. Or, pour les Brexiters, la sortie du Royaume-Uni avait justement pour avantage de lui faire retrouver l’indépendance de sa politique commerciale, négocier avec le Monde -particulièrement le Commonwealth- ses propres traités commerciaux ce qui lui serait interdit dans une Union Douanière où la politique commerciale envers les pays tiers est commune. C’est d’ailleurs cela qui permet de s’affranchir des frontières. Sur ce point, les Brexiters n’avaient pas tort. Le backstop rend difficile d’autres solutions que l’Union douanière.

L’Union Européenne avait-elle le choix ? Non. Elle est partie prenante de l’accord du Vendredi Saint (1998) qui prévoyait l’abolition de la frontière entre les deux Irlande. Oublier le backstop, c’était non seulement renier ses engagements mais se désolidariser d’un pays membre, la République d’Irlande. Ce n’est pas punir l’Angleterre que de faire en sorte que son choix ne fasse pas éclater l’Union (mais on comprend que cette perspective réjouisse nos commentateurs eurosceptiques qui n’attendent que cela).

Les commentateurs qui feignent de jeter un regard condescendant sur le Royaume et critique sur l’Union oublient pourtant deux choses.

La première est qu’une partie importante de la classe politique anglaise -travaillistes, libéraux, une partie des conservateurs- s’accommoderait très bien d’une Union douanière avec l’Union Européenne. Si les négociations entre Theresa May et les travaillistes ont échoué c’était parce qu’une partie de sa majorité refusait cette option.

La seconde est que, quoiqu’en disent les commentateurs condescendants, il existe des solutions qui restent accessibles puisque négociables dans le cadre des futures négociations. La plus évidente est de faire de l’Irlande du Nord un territoire douanier autonome (comme le sont déjà plusieurs possessions de la couronne comme les iles anglo-normandes ou l’ile de Man) lui permettant de rester dans une Union douanière, la Grande Bretagne (avec ou sans l’Ecosse, mais c’est une autre histoire) mettant en place un autre régime : traité de libre-échange ou pas de traité du tout…. Certes, cette solution impliquerait d’établir une frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne et donc fractionner davantage le Royaume-Uni. Mais le No Deal risque de conduire à une coupure plus franche encore et peut-être même plus brutale. Cette option raisonnable avait été proposée par l’Union Européenne mais refusée par Theresa May qui avait besoin des députés irlandais unionistes pour conserver sa majorité. Cette solution reste accessible dans la négociation « post-deal ».

Le problème n’est donc pas l’entêtement et l’intransigeance de l’Union européenne, mais dans la crise politique que traverse le Royaume après un référendum qu’avait accepté David Cameron pour … la prévenir.