Jean-Marc Siroën est né à Paris. Docteur en Sciences économiques, Professeur aux Universités d’Orléans et de Paris Dauphine, il a écrit de nombreux livres et articles d’économie. Il intervient également dans les médias sur les questions internationales.
Il livre ici son premier récit romanesque qui explore quelques épisodes de l’histoire du XX° siècle qui impliquèrent le célèbre économiste John Maynard Keynes.
Le 15 août 1971, il y a juste 50 ans, le président Nixon annonçait, dans une allocution télévisée, la suspension de la conversion en or du dollar et une taxe de 10 % sur les importations, reversée aux exportations, améliorant ainsi la compétitivité des produits américains.
L’allocution du Président Nixon
Quelques mois plus tard le dollar connaissait sa première dévaluation depuis 1934 et, deux ans plus tard, à la suite d’une nouvelle dévaluation, le dollar abandonnait toute référence à l’or. La monnaie américaine devenait « flottante » et la fixation de son cours était laissée au marché des changes. En abandonnant à la fois la convertibilité-or et le système de parité fixe, le Président Nixon signait la fin du système monétaire, issu de la conférence de Bretton Woods de 1944, fondé sur des changes fixes c’est-à-dire définis par des parités en or pour le dollar (35$ l’once) et en dollars pour les autres monnaies du système, elles-mêmes convertibles en dollars. La monnaie américaine devenait ainsi la « monnaie-clé » du système de financement international ce qui ne sera pas remis en cause par la décision du Président Nixon. En effet, le dollar avait acquis une position telle dans le système de paiement qu’aucune autre monnaie, pas plus le Mark (puis l’euro) ou le yen que les autres, n’étaient en mesure de contester.
Pour garantir la viabilité d’un système qui aurait pu être perturbé par la volatilité des mouvements de capitaux, le système de Bretton Woods imposait leur contrôle. De fait l’abandon du système de parités fixes permettra de lever les restrictions sur les flux de capitaux ouvrant ainsi la porte à la mondialisation financière. C’était une revanche des banquiers qui n’avaient jamais vraiment admis le système de Bretton Woods voulu par Roosevelt, par son secrétaire au trésor Morgenthau (pourtant marié à une héritière des frères Lehman qui avaient fondé une des plus solides banques américaines … jusqu’à son effondrement en 2008) et l’assistant de celui-ci, véritable architecte du système de Bretton Woods, Harry Dexter White.
Henry Morgenthau Junior
Harry Dexter White
En juillet 1944, lorsque les délégués de 44 pays quittent le Mount Washington Hotel où s’était tenue la conférence de Bretton Woods, ils croisent les participants à une nouvelle conférence qui réunirait, cette fois, le lobby des banquiers avec pour ordre du jour … la condamnation du traité (symboliquement) signé la veille dans la Gold room de l’hôtel. Un quart de siècle plus tard, la fin du système de Bretton Woods sera leur revanche.
Lorsque commencent les travaux fin juin 1944, à Atlantic City puis à Bretton Woods, un hameau montagneux du New Hampshire, White était, depuis deux ans au moins, en opposition frontale avec le représentant britannique, le célèbre économiste John Maynard Keynes. L’Américain voulait que le dollar ravisse à la livre sterling son statut de monnaie internationale avec même une hégémonie que la monnaie britannique n’avait pas acquise. Il est vrai qu’alors, les États-Unis disposaient d’environ 80% des réserves d’or mondial alors que le Royaume-Uni, ruiné par les deux guerres, n’avait plus rien. Arrimer le dollar à l’or faisait de la monnaie américaine la seule monnaie susceptible d’être le pivot d’un système arrimé à l’or.
White ne doutait pas de la pérennité du système qu’il avait fait accepter. Il avait tort. Lorsque, à partir des années 1960, le déficit courant américain se creuse, que le dollar est attaqué sur les marchés financiers et que les réserves d’or fondent, le système voulu par les États-Unis en 1944 devenait intenable. La politique expansionniste des États-Unis devenait incompatible avec la stabilité du dollar. Les banquiers, exaspérés par des réglementations qui limitaient les exportations de capitaux ce qui les empêchaient de jouir d’une meilleure rentabilité à l’extérieur, continuaient à faire pression pour que celles-ci soient levées.
White et Keynes à Bretton Woods
Comme le visualise le fameux triangle de Mundell, le 15 août 1971, Nixon renonçait aux changes fixes pour libérer sa politique économique de la contrainte extérieure et permettre la libre circulation des capitaux. C’est ce jour là que s’ouvrait l’ère de la globalisation financière.
White prêtant serment lors de son audition au Congrès (août 1948) quelques jours avant sa mort
Le fait que ce soit le président Nixon qui décide la fin du système monétaire de Bretton Woods voulu par Harry White est un fichu clin d’œil à l’histoire. À la fin de la guerre, c’était lui, jeune représentant de Californie qui fut, au sein de la commission des activités antiaméricaines, le plus teigneux accusateur de Harry Dexter White, dénoncé comme espion soviétique par des repentis[1]. Celui-ci mourra d’ailleurs d’une crise cardiaque, en août 1948, quelques jours seulement après son audition,. Il est vrai que l’analyse ultérieure des décryptages des messages codés (opération Venona), envoyés des États-Unis vers l’Union soviétique confirmeront plus tard les « imprudences » (et un peu plus) de White.
Celui qui, contre Keynes partisan d’une plus grande souplesse, voulait faire du FMI un modèle d’exigence, de rigueur et d’austérité, bref, dirait-on aujourd’hui, une incarnation de l’idéologie néo-libérale, était un admirateur d’une planification à la soviétique qui, selon lui, devrait inspirer les États-Unis !
Quelques économistes français comme Thomas Piketty ou Jezabel Couppey-Soubeyran, préconisent l’annulation de la dette publique. Pas toute la dette, seulement celle « rachetée » par la Banque de France (BdF) soit environ le quart dont une bonne partie de la « dette Covid », conséquence financière du « quoiqu’il en coûte ».
Pour rejeter l’idée d’annulation, il est facile, mais dangereux, de se retrancher derrière son impossibilité juridique (les traités européens) et politique (absence de consensus dans la zone euro). Ces obstacles sont bien réels et même rédhibitoires, mais s’il s’avérait que l’opération soit économiquement justifiée, cette argumentation ne ferait qu’entretenir un populisme antisystème et antieuropéen. « Si les traités ne sont pas bons, changeons-les ou partons ! » pourraient proclamer certains…
L’idée d’annulation doit donc d’abord être critiquée parce qu’elle est mauvaise. Non seulement elle ne servirait à rien, mais elle aurait des effets inverses de ceux recherchés.
La réalité : la monétisation de la dette publique
Si les traités européens interdisent le financement « direct » de l’État par sa banque centrale, ils autorisent le financement « indirect ». Pour financer son déficit, l’État émet ainsi des titres, des OAT, acquis par des institutions financières et susceptibles d’être ensuite rachetés par la BdF sur le marché secondaire. Que le financement soit direct ou indirect de la monnaie est créée.
La monétisation « indirecte » de la dette n’est pas nouvelle et ne date ni de la crise financière de 2008, ni de la crise de l’euro, ni de la Covid. Celles-ci lui ont néanmoins donné une importance qu’elle n’avait pas. Les sommes engagées sont devenues colossales et la Banque Centrale Européenne (BCE), qui chapeaute les banques centrales de la zone euro, annonce longtemps à l’avance les montants qu’elle s’engage à acquérir auprès des banques (quantitative easing). L’intention est certes de refinancer le système bancaire mais surtout de rassurer les marchés en garantissant le rachat des titres émis, et ainsi de faire baisser les taux d’intérêt pour faciliter le placement de la dette publique auprès d’agents privés (banques, assurances, …) ou de non-résidents (environ la moitié de la dette publique française). Opération réussie puisque les pays de la zone euro bénéficient aujourd’hui de taux extraordinairement bas, voire négatifs pour certains d’entre eux comme l’Allemagne ou la France. Ainsi, aujourd’hui, la « dette Covid » ne pèse pas sur les dépenses budgétaires qui ne gagneraient donc rien, du moins immédiatement, à son annulation.
Comment annuler la dette ?
Puisque la BdF est une filiale de l’État, la dette publique qu’elle détient est une dette envers soi-même. Il est alors techniquement facile de l’annuler. Un simple jeu d’écriture suffit.
À l’actif du bilan de la BdF figure le montant de ses réserves monétaires (or, devises, et DTS) ainsi que les créances publiques et privées qui rapportent un intérêt. Au passif, on trouve les capitaux propres (capital et réserves) ainsi que la monnaie « banque centrale » ou « base monétaire » détenue par les particuliers (les pièces et billets en circulation) et par les banques.
Que se passerait-il en cas d’annulation ? À l’actif, les créances de la BdF sur l’État seraient effacées avec une contrepartie au passif. Comme il ne peut être question de supprimer les billets (ce qui, d’ailleurs, ne suffirait pas) ou de vider le compte courant des banques, l’annulation serait donc imputée aux fonds propres. Comme ceux-ci sont chétifs (environ 100 milliards pour la BdF) ils ne couvriront pas les créances annulées. Ils se verront donc infliger un signe « moins » suivi d’un montant à peine plus faible que celui de la dette effacée (environ 500 milliards pour une réduction d’environ le quart de la dette détenue par la BdF).
C’est fâcheux. Dans la vie courante c’est une faillite. Mais, la Banque centrale n’est pas une banque comme les autres puisque, justement, elle est « centrale » et qu’elle peut créer autant de monnaie qu’elle veut. Dès lors, on considère qu’elle ne peut pas être mise en faillite.
L’annulation de la dette n’est pas une option.
Pour les partisans de l’annulation, des fonds propre négatifs ne sont donc pas un problème.
Certes, ils n’empêcheraient pas la Banque centrale de fonctionner, mais certainement pas aux mêmes conditions. Le signal donné ferait douter les marchés financiers non de la solvabilité de la Banque centrale mais de sa politique monétaire. Si la base monétaire n’est pas impactée par l’annulation, elle ne serait plus intégralement adossée à des actifs. S’il est toujours assez audacieux de prévoir la réaction des marchés, il est assez probable qu’ils goûtent assez peu cette manipulation comptable. Face à cette incertitude ou cette incompréhension, les taux d’intérêt augmenteraient ce qui n’est pas exactement l’effet recherché…
Des capitaux propres négatifs auraient une autre conséquence qui aboutirait in fine à rembourser au moins partiellement la dette qu’on avait naïvement cru pouvoir annuler. En effet, la BdF perçoit des intérêts qui couvrent assez largement ses dépenses. Elle réalise donc un bénéfice distribué à l’État actionnaire (environ 6 milliards d’euros actuellement). Si les fonds propres devenaient négatifs, ces bénéfices ne seraient plus reversés au budget de l’État mais imputés aux fonds propres de la BdF. L’État ne bénéficierait donc plus d’une recette « tombée du ciel ». D’une certaine manière, la dette se vengerait ainsi d’avoir été annulée !
Le remboursement de la dette
La charge de la dette, ce sont d’une part les intérêts, d’autre part le remboursement. On l’a vu, pour le moment, les intérêts ne sont plus un problème puisqu’ils sont nuls et même négatifs (l’État gagne de l’argent en s’endettant). Reste le remboursement de la dette. Il se fera dans la durée et pas immédiatement. Dans la réalité, l’État rembourse sa dette par un nouvel emprunt ce qui lui permet de devenir quasi-perpétuelle sans qu’il soit nécessaire de l’annuler. Entre-temps, toutes choses égales par ailleurs, le poids de la dette diminue mécaniquement du fait de la croissance et de l’inflation.
Il est vrai que faire « rouler » ainsi la dette n’est pas sans risque. Aujourd’hui l’État est gagnant puisque les taux d’intérêt sur la nouvelle dette sont inférieurs à ceux de l’ancienne ce qui a d’ailleurs beaucoup soulagé le budget ces dernières années. Mais c’est une situation exceptionnelle qui a peu de chances de durer. Faire « rouler » la dette risque donc d’être plus coûteux demain qu’aujourd’hui.
L’annulation de la dette apporte-t-elle une solution ? Non, puisqu’elle vise la dette détenue par la BdF et (heureusement) pas celle qui reste détenue par des agents privés, les seuls pour lesquels se pose vraiment la question de la hausse future des taux d’intérêt.
En effet, à supposer que l’État doive rembourser sa dette « BdF », en recourant à un nouvel emprunt contracté à un taux d’intérêt plus élevé, cela n’aurait aucune incidence budgétaire puisque les intérêts versés par l’État seraient restitués à l’État sous forme de dividendes.
Deux conditions doivent pourtant être réunies. D’abord que la BdF rachète cette nouvelle dette sur le marché secondaire (on voit mal pourquoi elle ne le ferait pas !). Ensuite qu’il n’y ait pas eu au préalable une annulation même partielle de la dette qui en générant des fonds propres négatifs priverait l’État de ses dividendes. L’annulation de la dette n’empêcherait peut-être pas de faire « rouler » la dette, mais elle en augmenterait le coût.
Cette fois encore, l’annulation de la dette serait donc contre-productive.
Annulation, politique monétaire et inflation
L’annulation de la dette publique détenue par la Bdf réduirait les marges de manœuvre de la politique monétaire puisque celle-ci ne pourrait plus rétrocéder au marché les titres qu’elle détient.
Mais pourquoi le ferait-elle ?
En cas de pression inflationniste, les banques centrales augmentent les taux d’intérêt pour contenir la création monétaire. Cette politique a deux effets négatifs qui depuis un quart de siècle suffisent à refroidir les ardeurs des banquiers centraux : d’une part la hausse des taux ralentit la croissance économique en pesant sur l’emploi et, bien pire, elle fragilise les marchés financiers jusqu’à causer des crises de type subprime. Dès lors, il peut être tentant pour les banques centrales d’agir autrement sur la base monétaire que par les taux d’intérêt, par exemple en se débarrassant d’une partie des titres qu’elle détient et, notamment, des titres de la dette publique. Les rétrocéder au marché permet en effet de réduire la base monétaire.
Cette perspective pourrait certes donner un argument aux partisans de l’annulation. Ils pourraient dire « Vous voyez bien, le financement monétaire de la dette publique est réversible et donc illusoire puisque en cas de rétrocession, elle restera due avec un intérêt qui, cette fois, ne reviendra plus à l’État mais aux créanciers ». C’est vrai (même si la banque centrale peut tout aussi bien rétrocéder ses créances privées). Mais les économistes de l’annulation n’essaient-ils de nous convaincre par ailleurs que l’inflation n’existe plus, qu’elle n’a pratiquement aucune chance de revenir et que les banquiers centraux même les plus conservateurs et les plus pavloviens n’auraient donc plus l’occasion d’augmenter les taux d’intérêt ?
Rétrocéder des créances publiques au marché pour contenir une base monétaire qui alimenterait l’inflation ou la spéculation constitue-t-il un danger ? Pa s’il s’agit de prévenir une crise.
En réalité, dans ce scénario de rétrocession qui reste, il est vrai, très hypothétique, le coût pour l’État serait sans doute inférieur à celui d’une politique monétaire « conventionnelle » de hausse des taux d’intérêt qui non seulement augmenterait le coût de son refinancement mais ralentirait la croissance au risque de faire éclater inopportunément une bulle spéculative. Il s’ensuivrait inévitablement une politique « keynésienne » de déficit budgétaire et… d’endettement.
Des exemples historiques à « côté de la plaque ».
Les partisans de l’annulation appuient leur démonstration de précédents historiques qui n’ont rien à voir avec leur sujet et pour cause puisque la situation est inédite et consubstantielle aux politiques dites « non conventionnelles » pratiquées depuis moins de quinze ans.
Certes, les annulations de la dette ont été relativement fréquentes dans l’histoire et elles ont parfois, pas toujours, « libéré » la croissance. Elles n’avaient pourtant aucun rapport avec le type d’annulation préconisé par nos économistes.
Le plus souvent (aux historiens de chercher les exceptions et je ne doute pas qu’ils en trouveront) :
Les annulations répondent à une insolvabilité que ne connaît pas (aujourd’hui) la zone euro. Dans ce cas, le pays n’a plus les moyens de rembourser sa dette et, a fortiori, d’emprunter pour la faire « rouler ». Ce fut le cas de la dette des pays en développement ou émergents dans les années 1980 et 1990. Aujourd’hui les pays de la zone euro sont dans la situation exactement inverse : les grands financiers se pressent pour prêter. Les taux d’intérêt négatifs en sont la démonstration.
Les dettes étaient libellées en devises étrangères ce qui rendait plus difficile leur remboursement puisque le pays devait dégager un excédent courant pour la rembourser. Souvent précédée d’une inflation et d’une dépréciation de la monnaie nationale, la dette n’en était alors qu’alourdie. Cette fois encore, la dette de la zone euro, logée à la BCE, n’entre pas dans ce cadre.
Les créanciers furent souvent des États étrangers généralement plus conciliants que les créanciers privés, moins nombreux, se coordonnant mieux avec, parfois des motivations géopolitiques. Cette fois le créancier n’est pas un état étranger mais… la banque centrale du pays débiteur c’est-à-dire l’État lui-même !
L’exemple souvent évoqué par Thomas Piketty, l’annulation partielle de la dette allemande en 1953 cumule ces trois circonstances : l’Allemagne est toujours peu solvable (mais ce n’est pas l’essentiel car elle est alors en train de le devenir), la dette est exprimée en monnaie étrangère et elle est due en grande partie à des États qui veulent solder le passé et consolider la toute jeune République fédérale, rempart contre une URSS menaçante et qui doit impérativement afficher de meilleures performances que la RDA. La plus grande partie de la dette est par ailleurs un reliquat de l’avant-guerre, notamment les fameuses réparations allemandes du Traité de Versailles, qui avaient déjà été répudiées vingt ans plus tôt par Hitler ! La soi-disant annulation est donc, en partie, l’entérinement d’un fait accompli. En fait, beaucoup de ces mesures devaient permettre à l’Allemagne de reconstituer ses réserves en dollars pour qu’elle puisse entrer dans le système de Bretton Woods et s’arrimer ainsi à l’Occident.
Que ceux qui voient un quelconque rapport avec la problématique actuelle lèvent la main !
La Conférence de Londres sur la dette allemande (1953)
Piketty en rajoute une couche en affirmant que cette annulation de 1953 aurait permis à l’Allemagne de retrouver sa puissance économique en un rien de temps. C’est oublier les trois évènements majeurs qui avaient précédé : la réforme monétaire de 1948, le plan Marshall et la guerre de Corée qui avait permis de relancer l’économie européenne et, tout particulièrement, l’industrie allemande. En 1953, le « miracle allemand » était déjà bien installé sur ses rails.
Conclusion
Que cache l’annulation de la dette ? Peut-être la volonté de laisser la possibilité de créer encore davantage de monnaie qui serait largement et généreusement redistribuée comme l’envisageait autrefois le très conservateur libéral Milton Friedman avec sa « monnaie hélicoptère » (aujourd’hui, pour faire moderne, on parle de « drone monétaire »). Ses partisans, plus ou moins influencés par la Modern Monetary Theory (MMT) américaine commettent une erreur logique. Il n’est nullement besoin d’annuler la dette pour créer de la monnaie. Joe Biden n’a-t-il pas décidé de piloter lui-même l’hélicoptère qui, à tort ou à raison, déversera bientôt un revenu forfaitaire à la plupart des ménages américains sans qu’il pense même annuler une dette publique qui explose.
Les économistes concernés commettent aussi une erreur factuelle en négligeant ce qui est peut-être l’évolution la plus importante de l’économie monétaire actuelle : quand une création excessive de monnaie ne crée pas une inflation « traditionnelle » (hausse du niveau général des prix), elle crée une inflation d’actifs (hausse des cours boursiers, de l’immobilier, etc.) qui alimente des bulles spéculatives socialement et macro-économiquement catastrophiques. C’est d’autant plus étonnant que les économistes pro-annulation s’affichent souvent comme « de gauche » (ce qui ne signifie pas que tous les économistes « de gauche » soient pro-annulation). L’augmentation des inégalités de patrimoine, déplorée par ailleurs, n’est-elle pas due à une survalorisation des actifs liée à la création monétaire ? L’éclatement de ces bulles spéculatives ne provoque-t-elle pas comme en 2001 et comme en 2008, des crises économiques qui atteignent bien davantage les plus modestes que les plus riches.
La réponse est bien faible : la création monétaire ne doit pas se faire au profit des banques mais des ménages comme, par exemple, relancer la demande par une « monnaie hélicoptère ». Mais quelles seraient les conséquences sociales de faillites bancaires en chaîne ? Cette « monnaie hélicoptère » distribuée aux ménages ne provoquerait-elle pas une bonne inflation à l’ancienne (je reconnais qu’une inflation modérée serait plutôt une bonne chose économiquement à défaut de l’être socialement). Et puis la monnaie est fluide : ne resterait-elle aux ménages ou ne finirait-elle pas par rejoindre le circuit de l’épargne et des banques ?
Pour conclure, l’annulation de la dette telle qu’elle est proposée aujourd’hui par certains économistes veut répondre à des problèmes qui n’existent pas. Elle ne sert à rien, est contreproductive et peut faire prendre de grands risques à l’économie.
Pour en savoir plus sur la relation entre Keynes, Virginia Woolf et Bloomsbury, voir mon livre et mon blog « Mr Keynes et les extravagants« .
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John Maynard Keynes (Maynard pour les intimes) et Virginia Woolf étaient amis et rivaux. Ils aimaient se voir, se disputer et se critiquer. Tous appartenaient à un groupe d’intellectuels et d’artistes -le groupe de Bloomsbury- athée, pacifiste et libéré.
En avril 1939, Harper’s Bazaar publiait une très courte nouvelle de Virginia Woolf, « Lappin et Lapinova » mettant en scène un couple marié dont l’amour se délite avec la fréquentation de l’insupportable famille du Monsieur et finit par se briser quand s’épuise leur petit jeu anodin qui consiste à … imiter le lapin qui remue le nez en mangeant.
Il fallait un nom plus cocasse que Rabbit. Certes « Bunny » aurait pu être choisi mais c’était celui adopté par un intime de Virginia, David « Bunny » Garnett (qui épousera plus tard la nièce de Virginia, Angelica)[1]. Le couple se surnommera donc « Lappin » (avec deux p peut-être pour rappeler les deux b de rabbit) pour lui et « Lapinova », pour elle.
Le surnom de Lapinova donné à l’épouse évoque un nom de danseuse des Ballets Russes. Et justement, Lydia Lopokova, l’épouse de Keynes avait accompagné Diaghilev. Elle fut ainsi la partenaire de Nijinsky et de Massine. Le couple Keynes ne dédaignait d’ailleurs pas les surnoms tendres et ridicules comme « Maynarochka » pour l’un et « Lydochka » pour l’autre.
Lydia Lopokova, danseuse des Ballets Russes de Diaghilev
On trouve dans le texte d’autres passages qui confortent l’idée que Mrs et Mrs Keynes ont inspiré les personnages de Lappin et de Lapinova.
Ainsi la scène initiale du mariage est une description exacte de la quasi-émeute qui, le 4 août 1925, attendait John Maynard Keynes et Lydia Lopokova à la sortie du St Pancras Registry Office : « Ernest [Lappin]conduisit sa jeune épouse jusqu’à la voiture, frayant son chemin dans cette petite foule de curieux anonymes qui, à Londres, s’amassent toujours pour profiter du bonheur et du malheur des autres ». Virginia Woolf avait boudé ce mariage que d’ailleurs, elle désapprouvait. Mais le témoin du marié, Duncan Grant, compagnon de sa sœur Vanessa, lui avait immanquablement tout raconté[2].
1925: The wedding of the British economist John Maynard Keynes and the Russian ballet dancer M Lydia Lopokova. (Photo by Central Press/Getty Images)
La description que fait Virginia Woolf de « Lappin » pourrait tout aussi bien s’appliquer à Keynes : « … ce jeune homme pimpant et musclé, nez droit, yeux bleus, bouche bien dessinée » .
« nez droit, yeux bleus, bouche bien dessinée … »
Quand elle écrit « Son nez remuait très légèrement quand il mangeait » elle ne peut ignorer qu’à Eton, Maynard avait été affublé du surnom de « snout » (museau). Dans son Journal, parfois dans ses lettres, l’anorexique Virginia Woolf ne manquait jamais une occasion de déplorer la manière de Maynard de se comporter à table. Il mangeait trop gloutonnement au goût de l’écrivaine, élevée dans le quartier de Kensington.
Virginia, tout comme sa sœur Vanessa ou son beau-frère, Clive Bell, considéraient que le mariage entre l’intellectuel et la ballerine était mal assorti. Elle déplorait l’inculture et les manières rustiques de Lydia. Dans sa nouvelle : « Il était le roi Lappin ; elle, la reine Lapinova . Ils étaient opposés en tout ; lui hardi et résolu ; elle, circonspecte et changeante. Il régnait sur le monde actif des lapins ; elle vivait dans un monde désert, mystérieux ».
L’allusion au roi et à la reine n’est pas non plus anodine. Virginia s’agaçait du côté dominateur de Maynard. Dans le journal satirique familial Virginia et ses neveux, Julian et Quentin Bell, s’amusaient à se moquer du côté « royal » du couple : « Nous apprenons que la nouvelle selon laquelle les Keynes seraient à Tilton [la maison de campagne de Keynes, voisine de la maison de Vanessa Bell, Charleston] a maintenant été confirmée. La raison pour laquelle ils n’arborent pas de drapeau pour indiquer qu’ils sont en résidence (comme, pensons-nous, ils ont l’intention de le faire à l’avenir) est que le prix des Union Jacks a tellement augmenté en raison de la réintroduction de l’étalon-or que seuls les drapeaux rouges sont maintenant à un prix abordable. Les Keynes ont préféré s’en passer« .
On peut se demander si l’insupportable famille de « Lappin » ne figure pas Bloomsbury qui ne penserait qu’à tuer les petits lapins comme elle (son beau-frère Clive Bell qui détestait Lydia était d’ailleurs un chasseur impénitent). Ce serait une auto-flagellation qui, compte tenu de la personnalité troublée mais lucide de l’écrivaine, ne serait pas complètement surprenante.
C’est quand le couple « Lappin et Lapinova » cesse de s’identifier aux lapins que « finit ce mariage ». Virginia ne pensait-elle pas que dès que le charme de Lydia se serait émoussé, le couple Keynes éclaterait ? Jusqu’à quel point l’écrivaine s’identifiait-elle à la ballerine ? Son couple compliqué avec Leonard ne se nourrissait-il pas le fantasmes d’autres facéties ?
Les lapins de Tilton n’ont pas été tués. Le couple Keynes restera uni jusqu’à la mort de l’économiste en 1946.
Certes, publiée en 1939, les critiques pensent que la nouvelle aurait été écrite en 1919. À cette date, Lydia, danseuse vedette des Ballets Russes, a bien été présentée à tout Bloomsbury … L’idylle ne commencera que quelques années plus tard. Toutefois, comme personne n’est certain de la date exacte, toutes les hypothèses restent possibles.
La nouvelle « Lappin et Lapinova » figure dans le volume 2 des « Œuvres romanesques » de Virginia Woolf dans la Pléiade, éditions Gallimard. Elle est également reprise dans « Romans et Nouvelles » au Livre de poche.
[1] Ce qui ne l’empêche pas d’écrire « Bunny évoquait un être rondouillard, mou et ridicule ». David Garnett devait son surnom à sa mère, traductrice d’auteurs russes qui faute de vison ou de renard blanc, l’habillait d’un manteau en peau de lapin. Garnett a toujours tenu à rester « Bunny ».
[2] À la mode « libérée »de Bloomsbury, Duncan Grant, était l’ancien amant de Keynes et de « Bunny » Garnett et le père biologique d’Angelica Bell, la nièce de Virginia Woolf et … l’épouse de « Bunny ».
Ce matin, 31 mars 2020, sur les antennes de France Inter, Esther Duflo a affirmé et réaffirmé que nous étions dans un « grand moment keynésien ».
Pour beaucoup, y compris pour notre talentueuse Prix Nobel, ce « moment keynésien » ne peut être que celui d’un retour redouté au chômage de masse dû à une insuffisance de la demande. La politique économique adéquate serait alors « keynésienne » et passerait par une augmentation des dépenses publiques pour soutenir la demande.
Avant de passer à la critique, un petit aparté. Contrairement à ce qui est souvent affirmé ou sous-entendu, y compris par quelques brillants économistes, le « new deal » rooseveltien n’est pas la relance « keynésienne ». On sait d’ailleurs que le Président américain ne supportait pas l’économiste anglais qui ne manquait pas de le critiquer. Roosevelt, tout comme son Secrétaire au Trésor, Morgenthau Jr, étaient en effet acquis à l’orthodoxie de l’équilibre budgétaire : l’augmentation des dépenses publiques devait être financée par l’impôt (d’où les taux marginaux très élevés qu’on ne manque plus de rappeler) alors que Keynes, au contraire considérait le déficit même pas comme un mal nécessaire mais comme consubstantiel à la relance. De fait, l’Amérique du New Deal avait replongé en 1937.
Pourtant, comme l’a rappelé récemment le biographe de Keynes, Lord Skidelsky[1], il existe un autre grand moment « keynésien », un peu oublié mais sans doute plus pertinent aujourd’hui. C’est celui de la mise en place d’une économie de guerre. On doit alors remiser la Théorie générale (1936) pour ouvrir How to Pay for the War (1940) qui en prend l’exact contrepied. Comme aurait dit Keynes lui-même (mais c’est une citation sans doute apocryphe) : « Quand les faits changent, je change d’idée. Et vous, que faites-vous, Monsieur? ».
Qu’est-ce qui aurait donc changé entre les années 1930 et 1940 ? Tout.
Une grande partie des travailleurs a quitté les usines pour l’armée. Le chômage s’est évanoui et les capacités de production sont insuffisantes pour produire à la fois « le beurre et les canons ». L’Angleterre ne produit pas assez de beurre et se languit des livraisons américaines de canons. En d’autres termes, la question économique n’est plus l’insuffisance de la demande mais son excès, non par rapport aux besoins des individus, bien sûr, mais relativement aux exigences d’une économie de guerre où les capacités de production sont contraintes et préemptées. Pour éviter l’inflation, le gouvernement anglais choisit le rationnement contre l’avis de Keynes. Que propose-t-il à la place ? Notamment réduire la demande en l’ajustant à l’offre par l’augmentation des impôts (particulièrement pour les riches, il est vrai, mais pas seulement) ce qui aurait deux avantages : limiter le rationnement et laisser les consommateurs libres de leur choix de consommation (Hayek lui-même approuvait les recommandations de son ennemi préféré, c’est dire !). De plus, cette politique faciliterait la sortie de guerre, l’obsession de Keynes dès 1940. Elle limiterait le risque d’inflation. De fait, le rationnement a été maintenu en Angleterre jusqu’à la fin des années 1940…
De même qu’au début des années 1940 les keynésiens purs et durs avaient moins bien compris que Keynes lui-même la rupture provoquée par la guerre, les économistes « keynésiens » d’aujourd’hui (fraichement reconvertis parfois) ont une fâcheuse tendance à rester campés sur une position pré-Covid-19.
À cette époque, c’est-à-dire il y a moins de trois mois -autant dire un siècle !- , le ralentissement d’une croissance soutenue à bout de bras par la politique monétaire, pouvait certes justifier des politiques budgétaires plus actives qui s’affranchiraient de l’ « orthodoxie budgétaire ». Le FMI et Christine Lagarde ne se lassaient-ils pas des gouvernements qui attendaient un peu trop de la seule politique monétaire ?
Pourtant la crise économique qui se dessine nous rapproche davantage de 1940 que des années 1930 ce qui n’est d’ailleurs pas une bonne nouvelle.
Quelle sera donc la sortie de crise sanitaire puisque telle est la question ?
Pour Esther Duflo et bon nombre d’économistes, ce sera une insuffisance de la demande. La perte de revenu et la mise au chômage des travailleurs conduiraient à un scénario « grande récession », ce qui justifierait des politiques de relance dont on ne sait si elles se situeraient dans le moment « Rooseveltien » (augmentation des impôts sur les « riches ») ou dans le moment « Keynésien » 1936 (déficit budgétaire assumé). Les deux, mon Général, croit-on comprendre en écoutant l’économiste du MIT.
Mais l’insuffisance de la demande est-elle le premier défi qu’affrontera l’économie mondiale post-Covid ? Ne risque-t-on pas plutôt, transitoirement peut-être, un excès plutôt qu’une insuffisance de demande ? La production ne prendra-t-elle pas un certain temps avant de se rétablir et répondre à une demande qui pourrait exploser. Les ménages -sinon les entreprises (reconstitution des stocks pour certaines d’entre elles,…)- de facto rationnés pendant la période de confinement ne pourraient-ils pas provoquer un choc positif de demande, éventuellement amplifié par un besoin de compensation qui favoriserait une consommation boulimique.
On ne peut y échapper. La réduction « exogène » de l’offre doit conduire à une réduction de la demande. Si, aujourd’hui, le confinement assure cet ajustement, il n’en sera pas de même une fois celui-ci levé.
Préserver le pouvoir d’achat est pourtant une obligation sociale et politique. Il préserve surtout le potentiel de production en limitant les faillites et les licenciements ce qui n’est pas rien. Néanmoins, soutenir ce traitement social de la crise, peut-être même l’intensifier, ne doit pas nous empêcher d’en évaluer les risques, notamment un excès de demande par rapport à une offre transitoirement insuffisante.
La réponse « keynésienne » (version 1940) à cette surchauffe serait une hausse des impôts qui viserait un spectre relativement large de ménages -puisqu’il s’agirait de contenir la demande et non, comme chez Esther Duflo, de financer le déficit- avec éventuellement, comme Keynes le concédait en 1940, la promesse d’un remboursement futur. L’acceptabilité de ce type de mesure est pourtant loin d’être acquise, tout particulièrement en France qui a toutes les raisons de redouter une explosion sociale.
L’absence de médicaments peut certes tuer le malade, mais trop peut le tuer tout autant, par empoisonnement ou par effets secondaires. La « relance » entendue comme un déficit budgétaire est inévitable même si elle est plus subie que choisie. Elle accompagne toutes les guerres. Mais mal dosée et mal ciblée, elle a aussi accompagné beaucoup de souffrances et de désastres d’après-guerre.
En rajouter encore en confondant la crise actuelle avec celle des années 1930, et en menant des politiques « keynésiennes » de relance (au sens de 1936) pour répondre à une crise de demande qui n’est pas avérée, serait contre-productif avec de sérieux risques d’inflation qu’une possible « déthésaurisation » de l’épargne accumulée par les ménages pourrait encore amplifier.
Et si relance de la demande il doit y avoir, elle devra attendre que la production ait retrouvé sa capacité d’y répondre.
On savait depuis longtemps que l’économie n’était pas une science exacte et que ses prévisions ne valaient pas toujours mieux qu’un tirage aléatoire. On savait aussi qu’elle pouvait se tromper de diagnostic. On ne se consolera pas en constatant que l’épidémiologie ne fait guère mieux.
Le libéralisme des traités commerciaux est un malentendu qui s’est confirmé paradoxalement avec la libéralisation des échanges sur une base certes multilatérale mais aussi, pour les pays en développement, unilatérale. Auparavant, l’expérience des années 1930 avait promu une conception opposée qui voyait dans les traités bilatéraux des « blocs protectionnistes ». Les États-Unis ne considéraient-ils pas l’Europe comme une « forteresse » ?
Quel est l’avenir des traités commerciaux ?
Le soutien politique ou populaire à de tels traités est très léger et leur prolifération dans les années 1990-2000 est un sujet d’étonnement. Les « mondialistes » commencent à en percevoir les limites quand les « alter-mondialistes » et la société civile persistent à n’y voir qu’un approfondissement de la mondialisation en ignorant ou en sous-estimant ses effets protectionnistes soit par les restrictions qu’ils introduisent, soit par les règles d’origine.
Les offensives de Donald Trump pourraient contribuer à réhabiliter la vision protectionniste des traités commerciaux. Si l’ALENA, le premier grand accord commercial d’après-guerre des États-Unis, accompagnait l’ouverture du Canada et du Mexique aux exportations américaines et leur insertion dans une chaîne régionale de valeur, notamment dans l’automobile, sa renégociation, conclue sous l’épée de Damoclès de « sanctions commerciales » en accentue les effets protecteurs : règles d’origine extrêmement contraignantes, respect du droit des travailleurs et normes salariales.
Progressivement, les futurs accords commerciaux pourraient être davantage justifiés par la volonté de réguler le commerce et de facto, de le limiter que ce soit, par exemple, pour durcir le droit de propriété intellectuelle comme le souhaitent les industries de haute technologie ou imposer des normes environnementales ou de travail comme l’exige la société civile.
Les sept juges de l’organe d’appel. Mais c’était avant….
A partir de ce mercredi 11 décembre, la procédure de règlement des différends de l’Organisation Mondiale du Commerce ne pourra plus fonctionner. Pourquoi ? Parce que cette instance normalement composée de 7 juges n’en comptera plus qu’un seul alors qu’ils doivent être trois pour conclure un recours.
Cette situation inédite est imputable aux États-Unis qui s’opposent à la nomination de nouveaux juges ou au renouvellement des anciens. En effet, les décisions se prennent par consensus et les États-Unis, tout comme les autres membres, d’ailleurs, disposent d’un droit de veto. Certes, en cas de blocage, les textes de l’OMC permettent de passer à un système de vote majoritaire de type « un pays, une voix » mais tout le Monde préfère l’ignorer plutôt que de déclencher une petite révolution institutionnelle qui romprait avec l’usage et risquerait d’ouvrir une boîte de Pandore.
On peut toujours adresser des critiques à l’encontre de cette procédure de règlement des différends, mise en place avec l’OMC en 1995 et qui faisait de l’organe d’appel une sorte de cour suprême chargée de résoudre pacifiquement les conflits commerciaux quitte à autoriser des sanctions commerciales (plus une compensation des préjudices qu’une « vraie » sanction, d’ailleurs). L’OMC est la seule organisation multilatérale disposant d’un tel pouvoir.
C’est un peu par accident qu’en 1994, les États-Unis avaient accepté de ratifier le traité créant l’OMC et sa procédure de règlement des différends. A bien y regarder, en d’autres temps, cette ratification eut été impossible tant le traité contredisait deux grands principes de la politique internationale américaines, à savoir :
La procédure de règlement des différends, est une atteinte à la souveraineté nationale et aux prérogatives du Congrès. N’interdit-elle pas aux États-Unis d’adopter des sanctions commerciales qui ne seraient pas avalisées par l’OMC ? Pire encore, l’Organe d’appel ne serait-il pas amené à interpréter les textes et à imposer sa jurisprudence ?
Le multilatéralisme, dont l’OMC est une incarnation, ne s’entend que sous leadership américain rendant difficilement acceptable une institution aussi indépendante que l’Organe d’appel.
Dès lors, seul un contexte extraordinairement favorable pouvait rendre possible la ratification. Ce fut la chute du mur de Berlin, l’éclatement du bloc soviétique et la perspective d’une « fin de l’histoire » qui ouvrirait la perspective d’un Monde post-hégémonique gouverné en dernière instance par des institutions mondiales bienveillantes. Le Président Clinton avait néanmoins concédé aux Républicains que le principe selon lequel le Congrès pourrait décider le retrait de l’OMC si les États-Unis étaient trop souvent « injustement » condamnés.
Les États-Unis n’ont pas attendu Donald Trump pour douter des vertus du multilatéralisme post-hégémonique. Les administrations précédentes, Bush Jr et Obama l’avaient déjà remis en cause en posant quelques banderilles mais sans parvenir à imposer une alternative crédible. Le Président actuel entend lui, porter l’estocade et transformer en refus ce qui n’était que réticence : les États-Unis sont suffisamment puissants pour imposer les règles qui les arrange et ce n’est certainement l’OMC qui les en empêchera… Ceci dit, on notera qu’en France, l’altermondialisme est né d’une condamnation de l’interdiction européenne d’importer de la viande de bœuf (le fameux « démontage » du MacDo de Millau …).
Ne nous faisons pas d’illusions. On peut adresser toutes les critiques que l’on veut à l’organe d’appel, mettre en cause des délais trop longs, l’arrogance des attendus, l’interprétation des textes juridiques (qui est aussi la conséquence de leurs imprécisions, voire de leurs contradictions). On peut même proposer les moyens d’y remédier comme le fait, par exemple, l’Union Européenne. Mais, pour l’administration actuelle, les critiques ne sont que des prétextes et il existe bien peu de chances qu’un quelconque projet de réforme la satisfasse. Les États-Unis ne veulent plus voir leur politique commerciale contrainte par l’OMC ! Bien pire : il n’est même pas acquis que les possibles challengers de Donald Trump pensent différemment (espérons-le, néanmoins)…
Malgré ses défauts, la procédure de règlement des différends n’avait pourtant pas démérité, loin de là. N’avait-elle pas contribué à mettre un terme aux guerres commerciales de l’ère Reagan ? N’avait-elle pas prévenu d’autres guerres qu’après la crise de 2008 beaucoup avaient considéré comme inéluctable ? A contrario, le blocage actuel montre que le préalable pour renouer avec le bellicisme commercial est bien de s’en affranchir.
Première réaction au texte adopté ce 17 octobre par le Conseil européen qui permettrait d’échapper au No Deal s’il était accepté par les Communes (ou par référendum, qui sait ?). Ce texte est un rafistolage, une usine à gaz et peut-être même à gaz explosif.
Le texte initialement accepté par Theresa May est repris. Seules l’annexe sur l’Irlande et la déclaration politique sont modifiées. En d’autres termes, l’Irlande du Nord restera bien un territoire douanier à part relevant du marché unique européen. La province irlandaise constituera néanmoins un territoire douanier autonome qui formera à terme une Union douanière avec la Grande-Bretagne. En soi, c’est un assemblage plutôt baroque…
Pendant la période de transition qui durera un an ou vraisemblablement
beaucoup plus, rien ne sera vraiment changé, la Grande-Bretagne restant dans
une Union douanière avec l’Union européenne. Mais après….
Les frontières extérieures de l’Union ne passeront pas entre
les deux Irlande. C’est l’île dans son ensemble qui constituera le point d’entrée
des biens importés des pays tiers. Pour les biens débarqués en Irlande du Nord,
il reviendra aux douaniers britanniques de faire le tri entre ce qui restera à
coup sûr en Irlande du Nord et qui se verra appliquer les droits britanniques
et ceux qui « risquent » de passer au Sud et à qui appliqueraient les
droits européens. Les exportations britanniques vers l’Irlande du Nord se
verraient appliquer le même régime, mais les contrôles pourraient se faire au Royaume-Uni.
Bien entendu, les critères qui permettront d’apprécier les risques restent à
négocier.
C’est accorder une très grande confiance aux douanes
britanniques d’autant plus qu’aussi subtils soient les futurs critères du « risque »
ils auront peu de chance d’être à la hauteur des firmes multinationales et des trafiquants
qui se rejoignent dans l’art de contourner les textes et les territoires. De
plus, pour les entreprises, l’entrée en Irlande du Nord étant plus compliquée
sera aussi plus coûteuse. C’est, ce que les économistes appellent une « perte
sèche ».
Le régime douanier de l’Irlande du Nord sera inédit : appartenance
à la fois au marché intérieur européen et à l’Union douanière britannique. La première
situation n’est pas explicitement reprise dans le texte du 17 octobre puisqu’elle
était prévue dans le texte antérieur. Il y aura donc liberté de circulation
entre les deux Irlande sans droits de douane et avec des normes qui grosso
modo sont celles appliquées sur la marché intérieur. L’Union douanière
entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne est en revanche affirmée. La
première sera partie prenante des traités commerciaux qui pourraient être
conclus par la seconde. Si, par exemple, un traité de libre échange devait être
signé avec les États-Unis (après la période de transition, ce sera possible) l’Irlande
du Nord appliquerait des droits nuls aux importations américaines ce qui rendrait
le détournement de trafic via la République d’Irlande encore plus tentant et la
nécessité de règles d ‘origine extrêmement strictes que les douaniers
britanniques accepteraient de vérifier avec zèle. On ne prend pas beaucoup de
risques en prédisant que les négociations à venir risquent d’être bien
difficiles et, en portant son regard encore plus loin, on peut d’ores et déjà
annoncer l’ouverture dans cinq, dix ou vingt ans d’un débat sur une Europe
passoire entretenue par la perfide Albion…
Mais le marché intérieur britannique lui-même est exposé. Ce n’est sans doute pas une grave préoccupation pour Boris Johnson qui s’est dit prêt à ouvrir son marché au Monde entier, mais qu’en sera-t-il vraiment ? En effet, les produits originaires de l’Union européenne ou de pays tiers une fois entrés en Irlande du Sud pourraient transiter par l’Irlande du Nord pour se déverser en Grande-Bretagne. Certes le problème pourrait être plus ou moins résolu avec l’Europe si un traité de libre-échange était finalisé et avec le reste du Monde si le Royaume s’ouvrait à tous les vents renouant ainsi avec son glorieux passé (plus mythique d’ailleurs que réel), mais on n’en est pas encore là.
Il faut bien le reconnaître, la défense du marché intérieur de l’Union européenne ressort affaibli de l’accord et la volonté légitime d’échapper à un No Deal catastrophique a sans doute conduit à glisser la poussière sur le tapis en se disant qu’il serait bien temps par la suite d’achever le balayage… C’est d’ailleurs toujours un peu comme ça que s’achèvent les négociations et c’est aussi pour ça qu’assez souvent l’histoire les juge sévèrement.
La nouvelle Directrice Générale du FMI, Kristalina Georgieva
Ce 25 septembre 2019, le conseil d’administration du Fonds Monétaire International a choisi une économiste bulgare, Kristalina Georgieva, pour succéder à Christine Lagarde à la tête de l’institution.
Le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale furent créés par les accords de Bretton Woods en juillet 1944. Il faudra attendre néanmoins la Conférence de Savannah en mars 1946 pour que les « détails » soient définitivement réglés : localisation des institutions, profil des futurs dirigeants et … rémunération.
Mais ce qui intéresse les Etats-Unis à Bretton Woods, c’est le FMI dont les statuts définissent le système monétaire international et donc l’hégémonie du dollar. La Banque Mondiale doit certes aider à la reconstruction, mais ce n’est qu’un complément utile et peu stratégique. Le sujet, introduit tardivement dans l’ordre du jour, permet surtout aux Américains d’isoler l’indomptable négociateur anglais, John Maynard Keynes qui se voit confier la Présidence de la Commission chargée de discuter ses statuts . Ils verrouillent ainsi d’autant mieux la Commission en charge du FMI et présidée par Harry Dexter White, assisté d’un autre fonctionnaire du Trésor, Edward Bernstein.
Harry Dexter White n’était que l’assistant du Secrétaire au Trésor et Président de la Conférence, Henry Morgenthau Jr. Mais l’histoire a davantage retenu son nom que celui de son Ministre, ami intime du couple Roosevelt. White s’était très vite imposé comme l’inspirateur du nouveau système monétaire international que les Etats-Unis fonderaient sur les décombres de l’ancien étalon-or. Dès 1943, le « plan White » s’oppose au plus ambitieux « plan Keynes », mais tous les deux reconnaissent la nécessité de créer une organisation internationale dans le cadre des Nations Unies plus chères d’ailleurs à Roosevelt qu’à Churchill….
White est le grand vainqueur de Bretton Woods et, en quittant le Mount Washington Hotel qui accueillait la Conférence, tous les participants étaient convaincus qu’il serait le premier Directeur Général du FMI.
Non seulement, White ne sera pas désigné, mais les Etats-Unis se résigneront à nommer un Européen, le Belge Camille Gutt. Ils se satisferont de la Direction de la Banque Mondiale. Le fameux « accord tacite » vient de là.
Que s’était-il donc passé de si grave pour justifier l’éviction de White, célébré encore aujourd’hui, avec Keynes, comme le père fondateur du FMI ?
White sera certes nommé au Conseil d’administration, mais presque par erreur. Depuis de nombreuses années quelques personnalités, comme l’universitaire Adolf Berle, proche conseiller de Roosevelt, avaient été avertis par des transfuges que de hauts fonctionnaires insoupçonnables étaient des agents d’influence et des informateurs du GRU et du NKVD, les deux agences de renseignement de l’Union soviétique. Deux administrations étaient particulièrement concernées : le Département d’Etat et le Trésor. Des listes circulaient où apparaissait souvent le nom de Harry Dexter White. Le FBI du terrible Edgar Hoover, était informé mais, étrangement, cet anti-communiste convulsif, sans doute vexé de ne pas avoir démasqué lui-même les traîtres, avait préféré le déni. Une fois la guerre achevée, deux listes finissent pourtant par attirer l’attention : celle que Berle avait dressée en 1939 et fondée sur la confession d’un ancien agent, Wittaker Chambers et celle plus récente d’Elizabeth Bentley qui avait servi d’agent de liaison. Non seulement White apparaît mais avec lui plusieurs hauts fonctionnaire du Trésor qu’il avait lui-même embauché et dont beaucoup, six au total, l’avaient accompagné à Bretton Woods dont le présumé chef de réseau Nathan Silvermaster.
Le FBI se met donc au travail et met en place une surveillance serrée de Harry Dexter White, de son épouse et de ses deux filles . Le 1 er février 1946, quelques semaines avant l’ouverture de la Conférence de Savannah prévue le 8 mars, Edgar Hoover transmet au Président et au Secrétaire d’Etat James F. Byrnes un mémorandum accusateur contre White et le réseau Silvermaster auquel il appartiendrait. Le document est retransmis à au Secrétaire au Trésor, Fred Vinson. Les allers-retours prennent du temps. Pas assez pour bloquer la nomination de White à la Direction Générale du FMI mais trop pour empêcher une nomination au Conseil d’administration approuvée par le Congrès.
Deux ans plus tard, en août 1948, White mourra d’un arrêt cardiaque trois jours après avoir tenté de convaincre une Commission du Congrès de son innocence et subi les assauts d’un jeune représentant hargneux, Richard Nixon.
Simultanément, dans le cadre du programme Venona, les cryptographes déchiffraient les messages envoyés des pays alliés vers l’URSS où White apparaît plusieurs fois sous un nom codé.
Quelques années plus tard, la Commission Mac Carthy mettra en cause Truman qui avait nommé White au Conseil d’administration du FMI en toute connaissance des soupçons qui pesaient sur lui. Il s’en expliquera. Vraisemblablement, il n’avait pas eu connaissance sinon du projet Venona, du moins des décryptages en cours. Ainsi, la CIA, le FBI et même les MI5 (contre-espionnage) et MI6 (espionnage) anglais, eux mêmes gangrenés par des espions soviétiques (Guy Burgess et Kim Philby connaissaient Venona) en auraient ainsi su plus que le Président Truman lui-même !
Toujours est-il que grâce à l’espionnage soviétique et aux maladresses de Hoover, le FMI a toujours été dirigé par un Européen. Pour combien de temps encore ?
Britain’s Northern Ireland Secretary Julian Smith (L) and Britain’s Prime Minister Boris Johnson arrive at Stormont House, Belfast for talks on July 31, 2019. / AFP / POOL / –
Ici et là, dans la presse et les réseaux sociaux, au moment même où le nouveau Premier Ministre britannique ignore superbement la Commission européenne et les dirigeants européens, certains commentateurs, généralement assez peu europhiles, appellent à la réouverture des négociations afin d’éviter un No Deal catastrophique pour tous et, en premier lieu, pour l’Union Européenne.
Ils font bien entendu le jeu de Boris Johnson dont la stratégie est justement de présenter l’Union Européenne comme une institution arrogante et punitive. Et si une frontière devait être rétablie entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, ce ne serait pas de son fait -il vient de le promettre (il est vrai que les promesses de Boris sont, comme le disait ma grand-mère, des promesses d’ivrogne)- car les douaniers seraient du côté de la République d’Irlande, donc de l’Union Européenne. Car telle est sa tactique : rendre le No Deal destructeur pour l’Union en la forçant à rétablir une frontière dont l’Irlande ne veut pas. Selon lui, cette menace devrait faire céder l’Europe.
Et il est vrai qu’en cas de No Deal, l’Union Européenne ne pourra échapper au rétablissement d’une frontière. Pourquoi ? Pour que le Monde entier ne fasse pas transiter ses marchandises par l’Irlande du Nord pour se déverser sur le marché européen via la République d’Irlande.
Les commentateurs qui entretiennent la flamme borissienne en dénonçant l’intransigeance de l’Union européenne laissent croire que celle-ci est fermée à toute négociation. C’est vrai pour l’accord de sortie, ça ne l’est pas pour la déclaration politique qui prépare une future négociation sur les relations futures avec l’Union européenne. Entre les deux, une Union douanière serait maintenue évitant de rétablir une frontière entre les deux Irlande.
L’accord de sortie signé par Theresa May et rejeté par trois fois prévoit un engagement de backstop c’est-à-dire un non rétablissement de la frontière ce qui pérenniserait l’Union douanière entre le Royaume et l’Union Européenne. Or, pour les Brexiters, la sortie du Royaume-Uni avait justement pour avantage de lui faire retrouver l’indépendance de sa politique commerciale, négocier avec le Monde -particulièrement le Commonwealth- ses propres traités commerciaux ce qui lui serait interdit dans une Union Douanière où la politique commerciale envers les pays tiers est commune. C’est d’ailleurs cela qui permet de s’affranchir des frontières. Sur ce point, les Brexiters n’avaient pas tort. Le backstop rend difficile d’autres solutions que l’Union douanière.
L’Union Européenne avait-elle le choix ? Non. Elle est partie prenante de l’accord du Vendredi Saint (1998) qui prévoyait l’abolition de la frontière entre les deux Irlande. Oublier le backstop, c’était non seulement renier ses engagements mais se désolidariser d’un pays membre, la République d’Irlande. Ce n’est pas punir l’Angleterre que de faire en sorte que son choix ne fasse pas éclater l’Union (mais on comprend que cette perspective réjouisse nos commentateurs eurosceptiques qui n’attendent que cela).
Les commentateurs qui feignent de jeter un regard condescendant sur le Royaume et critique sur l’Union oublient pourtant deux choses.
La première est qu’une partie importante de la classe politique anglaise -travaillistes, libéraux, une partie des conservateurs- s’accommoderait très bien d’une Union douanière avec l’Union Européenne. Si les négociations entre Theresa May et les travaillistes ont échoué c’était parce qu’une partie de sa majorité refusait cette option.
La seconde est que, quoiqu’en disent les commentateurs condescendants, il existe des solutions qui restent accessibles puisque négociables dans le cadre des futures négociations. La plus évidente est de faire de l’Irlande du Nord un territoire douanier autonome (comme le sont déjà plusieurs possessions de la couronne comme les iles anglo-normandes ou l’ile de Man) lui permettant de rester dans une Union douanière, la Grande Bretagne (avec ou sans l’Ecosse, mais c’est une autre histoire) mettant en place un autre régime : traité de libre-échange ou pas de traité du tout…. Certes, cette solution impliquerait d’établir une frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne et donc fractionner davantage le Royaume-Uni. Mais le No Deal risque de conduire à une coupure plus franche encore et peut-être même plus brutale. Cette option raisonnable avait été proposée par l’Union Européenne mais refusée par Theresa May qui avait besoin des députés irlandais unionistes pour conserver sa majorité. Cette solution reste accessible dans la négociation « post-deal ».
Le problème n’est donc pas l’entêtement et l’intransigeance de l’Union européenne, mais dans la crise politique que traverse le Royaume après un référendum qu’avait accepté David Cameron pour … la prévenir.
Le charme de l’alternative bilatérale au système multilatéral d’après-guerre s’est révélé illusoire. Les deux modes de négociation se heurtent aux mêmes blocages, notamment la crainte, avérée ou fantasmée, d’effets destructeurs sur l’économie nationale, l’emploi ou l’environnement et, de plus en plus, les réflexes identitaires et nationalistes de pays qui voient dans tout accord commercial un abandon de souveraineté. …
Paradoxalement, l’activisme intégrateur des années 1990-2000 soutenu par la prolifération des traités bilatéraux de plus en plus « profonds » a parfois laissé échapper quelques effluves de « non-discrimination » et donc de multilatéralisme. Car les mesures d’intégration profonde « à l’intérieur des frontières » sont plus difficiles à discriminer que celles « à la frontière ». On peut différencier les droits de douane ou les règles d’origine mais pas les réglementations. Un pays pourra assez difficilement introduire dans son droit de la concurrence ou dans son droit du travail des mesures qui ne s’appliqueraient qu’aux pays partenaires. Lorsque, dans le CETA, le Canada s’engage auprès de l’Union Européenne à ratifier les conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le bilatéral se mue en multilatéral.
Dans ce cas, l’intégration profonde relativise la question
traditionnelle des effets de détournement. De ce point de vue, mais de ce point
de vue seulement, les accords d’intégration profonde développent, mais un peu
malgré eux, une forme nouvelle de multilatéralisme.
Les dirigeants des anciens leadeurs, les Etats-Unis, l’Union
Européenne et aussi, dans une certaine mesure, les deux autres membres de
l’ancienne Quadrilatérale, le Canada et le Japon, ne s’y sont pas trompés.
Longtemps, ces quatre pays avaient pris soin d’éviter de
négocier entre eux, même si dans les années 1990 un projet de partenariat
transatlantique avait été esquissé par le Commissaire en charge du Commerce, le
britannique Leon Brittan. Comme tout britannique conservateur d’hier et
d’aujourd’hui, il cultivait le fantasme churchillien d’une « relation
particulière » entre les Etats-Unis et l’Angleterre qu’il désirait porter
au niveau européen. On en était resté là.
Pour les Etats-Unis comme pour l’Union Européenne, la montée
des pays émergents et, en tout premier lieu de la Chine, et l’affaiblissement
du soutien politique aux accords multilatéraux – le cycle de Doha -,
ont affaibli le pouvoir de leadeurship qu’ils exerçaient jusqu’alors. La
stratégie du Président Obama (2009-2017), en ligne avec celle de ses
prédécesseurs, est appropriée par les Commissions Barroso (2004-2014). Il
s’agit de promouvoir un « post- multilatéralisme » qui contournerait
une OMC défaillante, rivée à une conception trop étroite des relations
commerciales, incapable de se saisir des sujets de l’ancienne économie, comme
la concurrence, les investissements ou les marchés publics et moins encore des
thèmes de la nouvelle comme le commerce électronique ou la protection des
données. Plus grave encore, peut-être, l’OMC ne répondrait plus aux inquiétudes
de la société civile notamment en ce qui concerne les droits sociaux, les
questions environnementales ou la sécurité alimentaire.
Mais comment promouvoir le post-multilatéralisme sans pour
autant rejeter les valeurs multilatérales, fondées sur la recherche de
compromis et la valorisation d’intérêts partagés ? La réponse sera : par
des méga-accords commerciaux de la « nouvelle génération » qui établiraient
de nouvelles normes sur de nouveaux sujets. Ils s’imposeraient à tous dès lors
que cumulés, ils représenteraient l’essentiel du commerce international. Les
pays récalcitrants, la Chine d’abord mais aussi l’Inde ou le Brésil, n’auraient
plus d’autre choix que de s’y rallier par « effet domino »,
universalisant ainsi les nouvelles règles du jeu du commerce international.
C’est ainsi que l’administration Obama s’engage dans des
négociations avec quelques pays de l’APEC (Asia-Pacific
Economic Cooperation) pour s’élargir progressivement à 12 pays d’Asie ou
d’Amérique[i].
Si la Chine ou l’Inde ne sont pas partie prenante, les pays concernés
représentent 40% du PNB mondial et 30% des exportations de marchandises. Bien
que l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) soit
signé le 4 février 2016, le Président Trump ne demandera pas sa ratification au
Congrès. L’exécutif avait de toute façon peu de chances de l’obtenir quel
qu’ait été l’élu(e).
Le deuxième méga-accords entre l’Union Européenne et les
Etats-Unis – 27% des exportations mondiales de marchandises – n’a pas
mieux abouti. Le « Partenariat transatlantique de commerce et
d’investissement » («Transatlantic
Trade and Investment Partnership » ou TTIP), parfois rabaissé dans ses
ambitions sous l’appellation de « Traité
de libre-échange transatlantique » (Transatlantic Free Trade Area ou TAFTA), ambitionnait une
« intégration profonde » en intégrant des sujets comme
l’investissement, les marchés publics, la concurrence, les normes de travail,
l’environnement, les indications géographiques, le rapprochement des
législations (notamment dans les services financiers) et des normes techniques.
Mais ce projet, très mal préparé et présenté encore plus maladroitement, et qui
ambitionnait de ronger le noyau dur des protections, s’est vite heurté à des
impasses. Chaque partie avait beaucoup à demander à l’autre, mais trop peu à
lui concéder. L’Europe n’accepterait jamais des poulets trempés dans l’eau de
javel et les Etats-Unis des fromages non pasteurisés. Il n’y avait pas de grain
à moudre et, avant même l’élection de Donald Trump, la négociation mal engagée
avait dû être suspendue. C’est en effet en août 2016 que le gouvernement
allemand, immédiatement suivi du gouvernement français, annonçait l’échec de facto des
négociations.
Du côté européen, la vision « post-multilatérale »
des relations économiques internationales devait intégrer la quatrième et la
septième puissance commerciale, c’est-à-dire le Japon et le Canada (les
Etats-Unis et l’Union Européenne ayant chacun un accord avec la sixième, la
Corée du Sud et la huitième, le Mexique).
L’Accord économique et commercial global (AEGC) entre
l’Union européenne et le Canada (Comprehensive
Economic and Trade Agreement ou CETA) est donc lui aussi un accord de «nouvelle
génération ».
Signé le 30 octobre 2016, il reste à ratifier même s’il est entré
« provisoirement » et partiellement en vigueur le 21 septembre 2017.
Engagé en 2013, l’Accord de partenariat privilégié avec le
Japon (Japan-EU Free Trade Agreement
ou JEFTA) a été
finalisé en décembre 2017 et va lui aussi au-delà des questions strictement
commerciales en intégrant notamment les « sujets de Singapour »
(concurrence, investissement, marchés publics) ou la protection des données. Ratifié
en décembre 2018, sa partie commerciale entre en vigueur en février 2019.
Pour l’avenir des relations
économiques internationales, la conclusion la plus importante est pourtant
l’échec relatif du passage au « post-multilatéralisme », promu par
Obama et qui pariait sur l’effet-domino. L’élection de Donald Trump n’a fait
que précipiter la mort d’un malade à l’agonie : son prédécesseur n’avait
pas réussi à faire ratifier le TPP avant son départ et « sa »
candidate Hillary Clinton, qui l’avait autrefois porté comme Secrétaire d’État,
le rejetait maintenant. Les onze autres
pays signataires dans le traité ont certes confirmé leur engagement dans ce
traité ; adapté à la marge, et rebaptisé Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP)[ii],
entré en vigueur le 30 décembre 2018 pour les six premiers pays l’ayant ratifié
(Canada, Australie, Japon, Mexique, Nouvelle-Zélande et Singapour) qui ont par
ailleurs ratifié (Canada, Japon, Mexique), signé (Singapour) un accord avec
l’Union Européenne. Mais hors les Etats-Unis,
cette sympathique détermination n’est pas à la hauteur du défi.
Du côté européen le TTIP
avait davantage été porté par l’ancienne Commission Barroso que par la nouvelle
Commission Juncker qui en a hérité et a d’abord dû répondre à la bronca de la
société civile qui se plaignait de l’opacité des négociations. Elle l’a moins
été encore par les responsables politiques. La Chancelière allemande notamment,
s’est révélée plus méfiante qu’enthousiaste.
Ce ne sera donc pas par la
voie des méga-accords que le système international se réformera.
Les dispositions non
traditionnelles introduites dans les accords visaient certes à favoriser la
mondialisation en libéralisant de nouveaux domaines mais d’autres mesures
devaient aussi répondre aux opinions publiques en les rassurant sur le respect
des droits des travailleurs ou sur l’engagement environnemental. Mais
l’équilibre n’a pas été trouvé. Les opinions publiques ont surtout retenu que
les régulations « à l’intérieur des frontières » remettaient
en cause la souveraineté nationale en matière de lois et de normes
protectrices, quelles que soient les précautions plus ou moins adroites
introduites dans les textes et généralement non contraignantes. La société
civile a d’ailleurs beaucoup moins contesté les dispositions strictement
commerciales, comme la baisse des droits de douane, que les questions relatives
au règlement des différends entre les firmes multinationales et les États, le
risque de moins-disant en matière de normes sanitaires ou sociales ou le risque
d’abaissement du « principe de précaution ».