La mise à mort de l’Organisation Mondiale du Commerce

Les sept juges de l’organe d’appel. Mais c’était avant….

A partir de ce mercredi 11 décembre, la procédure de règlement des différends de l’Organisation Mondiale du Commerce ne pourra plus fonctionner. Pourquoi ? Parce que cette instance normalement composée de 7 juges n’en comptera plus qu’un seul alors qu’ils doivent être trois pour conclure un recours.

Cette situation inédite est imputable aux États-Unis qui s’opposent à la nomination de nouveaux juges ou au renouvellement des anciens. En effet, les décisions se prennent par consensus et les États-Unis, tout comme les autres membres, d’ailleurs, disposent d’un droit de veto. Certes, en cas de blocage, les textes de l’OMC permettent de passer à un système de vote majoritaire de type  « un pays, une voix » mais tout le Monde préfère l’ignorer plutôt que de déclencher une petite révolution institutionnelle qui romprait avec l’usage  et risquerait d’ouvrir une boîte de Pandore.

On peut toujours adresser des critiques à l’encontre de cette procédure de règlement des différends, mise en place avec l’OMC en 1995 et qui faisait de l’organe d’appel une sorte de cour suprême chargée de résoudre pacifiquement les conflits commerciaux quitte à autoriser des sanctions commerciales (plus une compensation des préjudices qu’une « vraie » sanction, d’ailleurs). L’OMC est la seule organisation multilatérale disposant d’un tel pouvoir.

C’est un peu par accident qu’en 1994, les États-Unis avaient accepté de ratifier le traité créant l’OMC et sa procédure de règlement des différends. A bien y regarder, en d’autres temps, cette ratification eut été impossible tant le traité contredisait deux grands principes de la politique internationale américaines, à savoir :

  • La procédure de règlement des différends, est une atteinte à la souveraineté nationale et aux prérogatives du Congrès. N’interdit-elle pas aux États-Unis d’adopter des sanctions commerciales qui ne seraient pas avalisées par l’OMC ? Pire encore, l’Organe d’appel ne serait-il pas amené à interpréter les textes et à imposer sa jurisprudence ?
  • Le multilatéralisme, dont l’OMC est une incarnation, ne s’entend que sous leadership américain rendant difficilement acceptable une institution aussi  indépendante que l’Organe d’appel.

Dès lors, seul un contexte extraordinairement favorable pouvait rendre possible la ratification. Ce fut la chute du mur de Berlin, l’éclatement du bloc soviétique et la perspective d’une « fin de l’histoire » qui ouvrirait la perspective d’un Monde post-hégémonique gouverné en dernière instance par des institutions mondiales bienveillantes. Le Président Clinton avait néanmoins concédé aux Républicains que le principe selon lequel le Congrès pourrait décider le retrait de l’OMC si les États-Unis étaient trop souvent « injustement » condamnés.

Les États-Unis n’ont pas attendu Donald Trump pour douter des vertus du multilatéralisme post-hégémonique. Les administrations précédentes, Bush Jr et Obama l’avaient déjà remis en cause en posant quelques banderilles mais sans parvenir à imposer une alternative crédible. Le Président actuel entend lui, porter l’estocade et transformer en refus ce qui n’était que réticence : les États-Unis sont suffisamment puissants pour imposer les règles qui les arrange et ce n’est certainement l’OMC qui les en empêchera… Ceci dit, on notera qu’en France, l’altermondialisme est né d’une condamnation de l’interdiction européenne d’importer de la viande de bœuf (le fameux « démontage » du MacDo de Millau …).

Ne nous faisons pas d’illusions. On peut adresser toutes les critiques que l’on veut  à l’organe d’appel, mettre en cause des délais trop longs, l’arrogance des attendus, l’interprétation des textes juridiques (qui est aussi la conséquence de leurs imprécisions, voire de leurs contradictions). On peut même proposer les moyens d’y remédier comme le fait, par exemple, l’Union Européenne. Mais, pour l’administration actuelle, les critiques ne sont que des prétextes et il existe bien peu de chances qu’un quelconque projet de réforme la satisfasse. Les États-Unis ne veulent plus voir leur politique commerciale contrainte par l’OMC ! Bien pire : il n’est même pas acquis que les possibles  challengers de Donald Trump pensent différemment (espérons-le, néanmoins)…

Malgré ses défauts, la procédure de règlement des différends n’avait pourtant pas démérité, loin de là. N’avait-elle pas contribué à mettre un terme aux guerres commerciales de l’ère Reagan ? N’avait-elle pas prévenu d’autres guerres qu’après la crise de 2008 beaucoup avaient considéré comme inéluctable ? A contrario, le blocage actuel montre que le préalable pour renouer avec le bellicisme commercial est bien de s’en affranchir.

Brexit : une usine à gaz explosifs

Première réaction au texte adopté ce 17 octobre par le Conseil européen qui permettrait d’échapper au No Deal s’il était accepté par les Communes (ou par référendum, qui sait ?). Ce texte est un rafistolage, une usine à gaz et peut-être même à gaz explosif.

Le texte initialement accepté par Theresa May est repris. Seules l’annexe sur l’Irlande et la déclaration politique sont modifiées. En d’autres termes, l’Irlande du Nord restera bien un territoire douanier à part relevant du marché unique européen. La province irlandaise constituera néanmoins un territoire douanier autonome qui formera à terme une Union douanière avec la Grande-Bretagne. En soi, c’est un assemblage plutôt baroque…

Pendant la période de transition qui durera un an ou vraisemblablement beaucoup plus, rien ne sera vraiment changé, la Grande-Bretagne restant dans une Union douanière avec l’Union européenne. Mais après….

Les frontières extérieures de l’Union ne passeront pas entre les deux Irlande. C’est l’île dans son ensemble qui constituera le point d’entrée des biens importés des pays tiers. Pour les biens débarqués en Irlande du Nord, il reviendra aux douaniers britanniques de faire le tri entre ce qui restera à coup sûr en Irlande du Nord et qui se verra appliquer les droits britanniques et ceux qui « risquent » de passer au Sud et à qui appliqueraient les droits européens. Les exportations britanniques vers l’Irlande du Nord se verraient appliquer le même régime, mais les contrôles pourraient se faire au Royaume-Uni. Bien entendu, les critères qui permettront d’apprécier les risques restent à négocier.

C’est accorder une très grande confiance aux douanes britanniques d’autant plus qu’aussi subtils soient les futurs critères du « risque » ils auront peu de chance d’être à la hauteur des firmes multinationales et des trafiquants qui se rejoignent dans l’art de contourner les textes et les territoires. De plus, pour les entreprises, l’entrée en Irlande du Nord étant plus compliquée sera aussi plus coûteuse. C’est, ce que les économistes appellent une « perte sèche ».

Le régime douanier de l’Irlande du Nord sera inédit : appartenance à la fois au marché intérieur européen et à l’Union douanière britannique. La première situation n’est pas explicitement reprise dans le texte du 17 octobre puisqu’elle était prévue dans le texte antérieur. Il y aura donc liberté de circulation entre les deux Irlande sans droits de douane et avec des normes qui grosso modo sont celles appliquées sur la marché intérieur. L’Union douanière entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne est en revanche affirmée. La première sera partie prenante des traités commerciaux qui pourraient être conclus par la seconde. Si, par exemple, un traité de libre échange devait être signé avec les États-Unis (après la période de transition, ce sera possible) l’Irlande du Nord appliquerait des droits nuls aux importations américaines ce qui rendrait le détournement de trafic via la République d’Irlande encore plus tentant et la nécessité de règles d ‘origine extrêmement strictes que les douaniers britanniques accepteraient de vérifier avec zèle. On ne prend pas beaucoup de risques en prédisant que les négociations à venir risquent d’être bien difficiles et, en portant son regard encore plus loin, on peut d’ores et déjà annoncer l’ouverture dans cinq, dix ou vingt ans d’un débat sur une Europe passoire entretenue par la perfide Albion…

Mais le marché intérieur britannique lui-même est exposé. Ce n’est sans doute pas une grave préoccupation pour Boris Johnson qui s’est dit prêt à ouvrir son marché au Monde entier, mais qu’en sera-t-il vraiment ? En effet, les produits originaires de l’Union européenne ou de pays tiers une fois entrés en Irlande du Sud pourraient transiter par l’Irlande du Nord pour se déverser en Grande-Bretagne. Certes le problème pourrait être plus ou moins résolu avec l’Europe si un traité de libre-échange était finalisé et avec le reste du Monde si le Royaume s’ouvrait à tous les vents renouant ainsi avec son glorieux passé (plus mythique d’ailleurs que réel), mais on n’en est pas encore là.

Il faut bien le reconnaître, la défense du marché intérieur de l’Union européenne ressort affaibli de l’accord et la volonté légitime d’échapper à un No Deal catastrophique a sans doute conduit à glisser la poussière sur le tapis en se disant qu’il serait bien temps par la suite d’achever le balayage… C’est d’ailleurs toujours un peu comme ça que s’achèvent les négociations et c’est aussi pour ça qu’assez souvent l’histoire les juge sévèrement.

Nomination de Kristalina Georgieva. Pourquoi le FMI est-il toujours dirigé par un (e) Européen(ne)?

La nouvelle Directrice Générale du FMI, Kristalina Georgieva

Ce 25 septembre 2019, le conseil d’administration du Fonds Monétaire International a choisi une économiste bulgare, Kristalina Georgieva, pour succéder à Christine Lagarde à la tête de l’institution.

Le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale furent créés par les accords de Bretton Woods en juillet 1944. Il faudra attendre néanmoins la Conférence de Savannah en mars 1946 pour que les « détails » soient définitivement réglés : localisation des institutions, profil des futurs dirigeants et … rémunération.

Mais ce qui intéresse les Etats-Unis à Bretton Woods, c’est le FMI dont les statuts définissent le système monétaire international et donc l’hégémonie du dollar. La Banque Mondiale doit certes aider à la reconstruction, mais ce n’est qu’un complément utile et peu stratégique. Le sujet, introduit tardivement dans l’ordre du jour, permet surtout aux Américains d’isoler l’indomptable négociateur anglais, John Maynard Keynes qui se voit confier la Présidence de la Commission chargée de discuter ses statuts . Ils verrouillent ainsi d’autant mieux la Commission en charge du FMI et présidée par Harry Dexter White, assisté d’un autre fonctionnaire du Trésor, Edward Bernstein.

Harry Dexter White n’était que l’assistant du Secrétaire au Trésor et Président de la Conférence, Henry Morgenthau Jr. Mais l’histoire a davantage retenu son nom que celui de son Ministre, ami intime du couple Roosevelt. White s’était très vite imposé comme l’inspirateur du nouveau système monétaire international que les Etats-Unis fonderaient sur les décombres de l’ancien étalon-or. Dès 1943, le « plan White » s’oppose au plus ambitieux « plan Keynes », mais tous les deux reconnaissent la nécessité de créer une organisation internationale dans le cadre des Nations Unies plus chères d’ailleurs à Roosevelt qu’à Churchill….

White est le grand vainqueur de Bretton Woods et, en quittant le Mount Washington Hotel qui accueillait la Conférence, tous les participants étaient convaincus qu’il serait le premier Directeur Général du FMI.

Non seulement, White ne sera pas désigné, mais les Etats-Unis se résigneront à nommer un Européen, le Belge Camille Gutt. Ils se satisferont de la Direction de la Banque Mondiale. Le fameux « accord tacite » vient de là.

Que s’était-il donc passé de si grave pour justifier l’éviction de White, célébré encore aujourd’hui, avec Keynes, comme le père fondateur du FMI ?

White sera certes nommé au Conseil d’administration, mais presque par erreur. Depuis de nombreuses années quelques personnalités, comme l’universitaire Adolf Berle, proche conseiller de Roosevelt, avaient été avertis par des transfuges que de hauts fonctionnaires insoupçonnables étaient des agents d’influence et des informateurs du GRU et du NKVD, les deux agences de renseignement de l’Union soviétique. Deux administrations étaient particulièrement concernées : le Département d’Etat et le Trésor. Des listes circulaient où apparaissait souvent le nom de Harry Dexter White. Le FBI du terrible Edgar Hoover, était informé mais, étrangement, cet anti-communiste convulsif, sans doute vexé de ne pas avoir démasqué lui-même les traîtres, avait préféré le déni. Une fois la guerre achevée, deux listes finissent pourtant par attirer l’attention : celle que Berle avait dressée en 1939 et fondée sur la confession d’un ancien agent, Wittaker Chambers et celle plus récente d’Elizabeth Bentley qui avait servi d’agent de liaison. Non seulement White apparaît mais avec lui plusieurs hauts fonctionnaire du Trésor qu’il avait lui-même embauché et dont beaucoup, six au total, l’avaient accompagné à Bretton Woods dont le présumé chef de réseau Nathan Silvermaster.

Le FBI se met donc au travail et met en place une surveillance serrée de Harry Dexter White, de son épouse et de ses deux filles . Le 1 er février 1946, quelques semaines avant l’ouverture de la Conférence de Savannah prévue le 8 mars, Edgar Hoover transmet au Président et au Secrétaire d’Etat James F. Byrnes un mémorandum accusateur contre White et le réseau Silvermaster auquel il appartiendrait. Le document est retransmis à au Secrétaire au Trésor, Fred Vinson. Les allers-retours prennent du temps. Pas assez pour bloquer la nomination de White à la Direction Générale du FMI mais trop pour empêcher une nomination au Conseil d’administration approuvée par le Congrès.

Deux ans plus tard, en août 1948, White mourra d’un arrêt cardiaque trois jours après avoir tenté de convaincre une Commission du Congrès de son innocence et subi les assauts d’un jeune représentant hargneux, Richard Nixon.

Simultanément, dans le cadre du programme Venona, les cryptographes déchiffraient les messages envoyés des pays alliés vers l’URSS où White apparaît plusieurs fois sous un nom codé.

Quelques années plus tard, la Commission Mac Carthy mettra en cause Truman qui avait nommé White au Conseil d’administration du FMI en toute connaissance des soupçons qui pesaient sur lui. Il s’en expliquera. Vraisemblablement, il n’avait pas eu connaissance sinon du projet Venona, du moins des décryptages en cours. Ainsi, la CIA, le FBI et même les MI5 (contre-espionnage) et MI6 (espionnage) anglais, eux mêmes gangrenés par des espions soviétiques (Guy Burgess et Kim Philby connaissaient Venona) en auraient ainsi su plus que le Président Truman lui-même !

Toujours est-il que grâce à l’espionnage soviétique et aux maladresses de Hoover, le FMI a toujours été dirigé par un Européen. Pour combien de temps encore ?

Brexit : l’impossible négociation

Britain’s Northern Ireland Secretary Julian Smith (L) and Britain’s Prime Minister Boris Johnson arrive at Stormont House, Belfast for talks on July 31, 2019. / AFP / POOL / –

Ici et là, dans la presse et les réseaux sociaux, au moment même où le nouveau Premier Ministre britannique ignore superbement la Commission européenne et les dirigeants européens, certains commentateurs, généralement assez peu europhiles, appellent à la réouverture des négociations afin d’éviter un No Deal catastrophique pour tous et, en premier lieu, pour l’Union Européenne.

Ils font bien entendu le jeu de Boris Johnson dont la stratégie est justement de présenter l’Union Européenne comme une institution arrogante et punitive. Et si une frontière devait être rétablie entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, ce ne serait pas de son fait -il vient de le promettre (il est vrai que les promesses de Boris sont, comme le disait ma grand-mère, des promesses d’ivrogne)- car les douaniers seraient du côté de la République d’Irlande, donc de l’Union Européenne. Car telle est sa tactique : rendre le No Deal destructeur pour l’Union en la forçant à rétablir une frontière dont l’Irlande ne veut pas. Selon lui, cette menace devrait faire céder l’Europe.

Et il est vrai qu’en cas de No Deal, l’Union Européenne ne pourra échapper au rétablissement d’une frontière. Pourquoi ? Pour que le Monde entier ne fasse pas transiter ses marchandises par l’Irlande du Nord pour se déverser sur le marché européen via la République d’Irlande.

Les commentateurs qui entretiennent la flamme borissienne en dénonçant l’intransigeance de l’Union européenne laissent croire que celle-ci est fermée à toute négociation. C’est vrai pour l’accord de sortie, ça ne l’est pas pour la déclaration politique qui prépare une future négociation sur les relations futures avec l’Union européenne. Entre les deux, une Union douanière serait maintenue évitant de rétablir une frontière entre les deux Irlande.

L’accord de sortie signé par Theresa May et rejeté par trois fois prévoit un engagement de backstop c’est-à-dire un non rétablissement de la frontière ce qui pérenniserait l’Union douanière entre le Royaume et l’Union Européenne. Or, pour les Brexiters, la sortie du Royaume-Uni avait justement pour avantage de lui faire retrouver l’indépendance de sa politique commerciale, négocier avec le Monde -particulièrement le Commonwealth- ses propres traités commerciaux ce qui lui serait interdit dans une Union Douanière où la politique commerciale envers les pays tiers est commune. C’est d’ailleurs cela qui permet de s’affranchir des frontières. Sur ce point, les Brexiters n’avaient pas tort. Le backstop rend difficile d’autres solutions que l’Union douanière.

L’Union Européenne avait-elle le choix ? Non. Elle est partie prenante de l’accord du Vendredi Saint (1998) qui prévoyait l’abolition de la frontière entre les deux Irlande. Oublier le backstop, c’était non seulement renier ses engagements mais se désolidariser d’un pays membre, la République d’Irlande. Ce n’est pas punir l’Angleterre que de faire en sorte que son choix ne fasse pas éclater l’Union (mais on comprend que cette perspective réjouisse nos commentateurs eurosceptiques qui n’attendent que cela).

Les commentateurs qui feignent de jeter un regard condescendant sur le Royaume et critique sur l’Union oublient pourtant deux choses.

La première est qu’une partie importante de la classe politique anglaise -travaillistes, libéraux, une partie des conservateurs- s’accommoderait très bien d’une Union douanière avec l’Union Européenne. Si les négociations entre Theresa May et les travaillistes ont échoué c’était parce qu’une partie de sa majorité refusait cette option.

La seconde est que, quoiqu’en disent les commentateurs condescendants, il existe des solutions qui restent accessibles puisque négociables dans le cadre des futures négociations. La plus évidente est de faire de l’Irlande du Nord un territoire douanier autonome (comme le sont déjà plusieurs possessions de la couronne comme les iles anglo-normandes ou l’ile de Man) lui permettant de rester dans une Union douanière, la Grande Bretagne (avec ou sans l’Ecosse, mais c’est une autre histoire) mettant en place un autre régime : traité de libre-échange ou pas de traité du tout…. Certes, cette solution impliquerait d’établir une frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne et donc fractionner davantage le Royaume-Uni. Mais le No Deal risque de conduire à une coupure plus franche encore et peut-être même plus brutale. Cette option raisonnable avait été proposée par l’Union Européenne mais refusée par Theresa May qui avait besoin des députés irlandais unionistes pour conserver sa majorité. Cette solution reste accessible dans la négociation « post-deal ».

Le problème n’est donc pas l’entêtement et l’intransigeance de l’Union européenne, mais dans la crise politique que traverse le Royaume après un référendum qu’avait accepté David Cameron pour … la prévenir.

Le fiasco des méga-accords commerciaux

Accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur

Extrait de « Mondialisation à la dérive. Europe sans boussole« 


Le charme de l’alternative bilatérale au système multilatéral d’après-guerre s’est révélé illusoire. Les deux modes de négociation se heurtent aux mêmes blocages, notamment la crainte, avérée ou fantasmée, d’effets destructeurs sur l’économie nationale, l’emploi ou l’environnement et, de plus en plus, les réflexes identitaires et nationalistes de pays qui voient dans tout accord commercial un abandon de souveraineté. …

Paradoxalement, l’activisme intégrateur des années 1990-2000 soutenu par la prolifération des traités bilatéraux de plus en plus « profonds » a parfois laissé échapper quelques effluves de « non-discrimination » et donc de multilatéralisme. Car les mesures d’intégration profonde « à l’intérieur des frontières » sont plus difficiles à discriminer que celles « à la frontière ».  On peut différencier les droits de douane ou les règles d’origine mais pas les réglementations. Un pays pourra assez difficilement introduire dans son droit de la concurrence ou dans son droit du travail des mesures qui ne s’appliqueraient qu’aux pays partenaires. Lorsque, dans le CETA, le Canada s’engage auprès de l’Union Européenne à ratifier les conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le bilatéral se mue en multilatéral.

Dans ce cas, l’intégration profonde relativise la question traditionnelle des effets de détournement. De ce point de vue, mais de ce point de vue seulement, les accords d’intégration profonde développent, mais un peu malgré eux, une forme nouvelle de multilatéralisme.

Les dirigeants des anciens leadeurs, les Etats-Unis, l’Union Européenne et aussi, dans une certaine mesure, les deux autres membres de l’ancienne Quadrilatérale, le Canada et le Japon, ne s’y sont pas trompés.

Longtemps, ces quatre pays avaient pris soin d’éviter de négocier entre eux, même si dans les années 1990 un projet de partenariat transatlantique avait été esquissé par le Commissaire en charge du Commerce, le britannique Leon Brittan. Comme tout britannique conservateur d’hier et d’aujourd’hui, il cultivait le fantasme churchillien d’une « relation particulière » entre les Etats-Unis et l’Angleterre qu’il désirait porter au niveau européen. On en était resté là.

Pour les Etats-Unis comme pour l’Union Européenne, la montée des pays émergents et, en tout premier lieu de la Chine, et l’affaiblissement du soutien politique aux accords multilatéraux – le cycle de Doha -, ont affaibli le pouvoir de leadeurship qu’ils exerçaient jusqu’alors. La stratégie du Président Obama (2009-2017), en ligne avec celle de ses prédécesseurs, est appropriée par les Commissions Barroso (2004-2014). Il s’agit de promouvoir un « post- multilatéralisme » qui contournerait une OMC défaillante, rivée à une conception trop étroite des relations commerciales, incapable de se saisir des sujets de l’ancienne économie, comme la concurrence, les investissements ou les marchés publics et moins encore des thèmes de la nouvelle comme le commerce électronique ou la protection des données. Plus grave encore, peut-être, l’OMC ne répondrait plus aux inquiétudes de la société civile notamment en ce qui concerne les droits sociaux, les questions environnementales ou la sécurité alimentaire.

Mais comment promouvoir le post-multilatéralisme sans pour autant rejeter les valeurs multilatérales, fondées sur la recherche de compromis et la valorisation d’intérêts partagés ? La réponse sera : par des méga-accords commerciaux de la « nouvelle génération » qui établiraient de nouvelles normes sur de nouveaux sujets. Ils s’imposeraient à tous dès lors que cumulés, ils représenteraient l’essentiel du commerce international. Les pays récalcitrants, la Chine d’abord mais aussi l’Inde ou le Brésil, n’auraient plus d’autre choix que de s’y rallier par « effet domino », universalisant ainsi les nouvelles règles du jeu du commerce international.

C’est ainsi que l’administration Obama s’engage dans des négociations avec quelques pays de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) pour s’élargir progressivement à 12 pays d’Asie ou d’Amérique[i]. Si la Chine ou l’Inde ne sont pas partie prenante, les pays concernés représentent 40% du PNB mondial et 30% des exportations de marchandises. Bien que l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) soit signé le 4 février 2016, le Président Trump ne demandera pas sa ratification au Congrès. L’exécutif avait de toute façon peu de chances de l’obtenir quel qu’ait été l’élu(e). 

Le deuxième méga-accords entre l’Union Européenne et les Etats-Unis – 27% des exportations mondiales de marchandises – n’a pas mieux abouti. Le « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement » («Transatlantic Trade and Investment Partnership » ou TTIP), parfois rabaissé dans ses ambitions sous l’appellation de « Traité de libre-échange transatlantique » (Transatlantic Free Trade Area ou TAFTA), ambitionnait une « intégration profonde » en intégrant des sujets comme l’investissement, les marchés publics, la concurrence, les normes de travail, l’environnement, les indications géographiques, le rapprochement des législations (notamment dans les services financiers) et des normes techniques. Mais ce projet, très mal préparé et présenté encore plus maladroitement, et qui ambitionnait de ronger le noyau dur des protections, s’est vite heurté à des impasses. Chaque partie avait beaucoup à demander à l’autre, mais trop peu à lui concéder. L’Europe n’accepterait jamais des poulets trempés dans l’eau de javel et les Etats-Unis des fromages non pasteurisés. Il n’y avait pas de grain à moudre et, avant même l’élection de Donald Trump, la négociation mal engagée avait dû être suspendue. C’est en effet en août 2016 que le gouvernement allemand, immédiatement suivi du gouvernement français, annonçait l’échec de facto des négociations.

Du côté européen, la vision « post-multilatérale » des relations économiques internationales devait intégrer la quatrième et la septième puissance commerciale, c’est-à-dire le Japon et le Canada (les Etats-Unis et l’Union Européenne ayant chacun un accord avec la sixième, la Corée du Sud et la huitième, le Mexique).

L’Accord économique et commercial global (AEGC) entre l’Union européenne et le Canada (Comprehensive Economic and Trade Agreement ou CETA) est donc lui aussi un accord de «nouvelle génération ». Signé le 30 octobre 2016, il reste à ratifier même s’il est entré « provisoirement » et partiellement en vigueur le 21 septembre 2017.

Engagé en 2013, l’Accord de partenariat privilégié avec le Japon (Japan-EU Free Trade Agreement ou JEFTA) a été finalisé en décembre 2017 et va lui aussi au-delà des questions strictement commerciales en intégrant notamment les « sujets de Singapour » (concurrence, investissement, marchés publics) ou la protection des données. Ratifié en décembre 2018, sa partie commerciale entre en vigueur en février 2019.

Pour l’avenir des relations économiques internationales, la conclusion la plus importante est pourtant l’échec relatif du passage au « post-multilatéralisme », promu par Obama et qui pariait sur l’effet-domino. L’élection de Donald Trump n’a fait que précipiter la mort d’un malade à l’agonie : son prédécesseur n’avait pas réussi à faire ratifier le TPP avant son départ et « sa » candidate Hillary Clinton, qui l’avait autrefois porté comme Secrétaire d’État, le rejetait maintenant.  Les onze autres pays signataires dans le traité ont certes confirmé leur engagement dans ce traité ; adapté à la marge, et rebaptisé Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP)[ii], entré en vigueur le 30 décembre 2018 pour les six premiers pays l’ayant ratifié (Canada, Australie, Japon, Mexique, Nouvelle-Zélande et Singapour) qui ont par ailleurs ratifié (Canada, Japon, Mexique), signé (Singapour) un accord avec l’Union Européenne. Mais hors les Etats-Unis, cette sympathique détermination n’est pas à la hauteur du défi.

Du côté européen le TTIP avait davantage été porté par l’ancienne Commission Barroso que par la nouvelle Commission Juncker qui en a hérité et a d’abord dû répondre à la bronca de la société civile qui se plaignait de l’opacité des négociations. Elle l’a moins été encore par les responsables politiques. La Chancelière allemande notamment, s’est révélée plus méfiante qu’enthousiaste.

Ce ne sera donc pas par la voie des méga-accords que le système international se réformera.

Les dispositions non traditionnelles introduites dans les accords visaient certes à favoriser la mondialisation en libéralisant de nouveaux domaines mais d’autres mesures devaient aussi répondre aux opinions publiques en les rassurant sur le respect des droits des travailleurs ou sur l’engagement environnemental. Mais l’équilibre n’a pas été trouvé. Les opinions publiques ont surtout retenu que les régulations « à l’intérieur des frontières » remettaient en cause la souveraineté nationale en matière de lois et de normes protectrices, quelles que soient les précautions plus ou moins adroites introduites dans les textes et généralement non contraignantes. La société civile a d’ailleurs beaucoup moins contesté les dispositions strictement commerciales, comme la baisse des droits de douane, que les questions relatives au règlement des différends entre les firmes multinationales et les États, le risque de moins-disant en matière de normes sanitaires ou sociales ou le risque d’abaissement du « principe de précaution ».


[i] États-Unis, Canada, Mexique, Chili, Pérou, Japon, Malaisie, Vietnam, Singapour, Brunei, Australie et Nouvelle-Zélande

[ii] En Anglais Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership (CPTPP)

Comprendre le protectionnisme de Donald Trump

Extrait de « mondialisation à la dérive. Europe sans boussole » (commander sur http://www.amazon.fr)

Donald Trump a réveillé la tentation protectionniste des Républicains. Il l’a même exaltée. Mais il ne l’a pas créée. Il redonne vie à une idéologie plus unilatérale qu’isolationniste et qui n’aime porter son regard que sur l’Amérique. Ce libéral issu d’un pays si peu impliqué dans la mondialisation, dénie au marché et au capitalisme mondial le droit de réallouer les productions dans les régions où elles seront les plus efficaces. C’est la mondialisation de la chaîne de valeur qu’il attaque en espérant bien que ses menaces protectionnistes favoriseront la relocalisation d’activités égarées en Asie ou en Europe. Tel était bien l’objet de la renégociation de l’ALENA qui a surtout abouti au durcissement des règles d’origines.

Le Président Trump ne s’intéresse au Monde qu’attiré par quelque bénéfice à saisir. Il rompt ainsi non seulement avec l’internationalisme démocrate, mais aussi avec l’intermède « néo-conservateur » de George Bush Jr qui conférait à l’Amérique la mission d’apporter l’économie de marché et la démocratie aux pays qui ignoraient ses vertus. Le slogan de Donald Trump, « America First » est ainsi repris d’une multitude de « comités » ou de partis éphémères qui ont en commun un isolationnisme qui ne se dissimule plus derrière le pacifisme, comme en 1940, le « comité America First » de Charles Lindbergh. Mais Donald Trump propage une vision plus cynique selon laquelle l’Amérique gaspillerait sa puissance en cédant trop aisément aux autres au lieu de la mettre au service des seuls intérêts de l’Amérique. Il puise sa science dans son passé de businessman qui, assuré de son expérience dans les affaires, se voit extraordinaire négociateur y compris avec Vladimir Poutine, Xi Jinping et Kim Jong-un, plus d’ailleurs qu’avec Angela Merkel ou Justin Trudeau !

Le « multilatéralisme » issu de l’après-guerre repose sur le postulat d’un jeu « gagnant-gagnant » qui impose des règles stables et négociables. À contrario, l’ « unilatéralisme » de Donald Trump ne croit qu’à la fatalité d’un jeu gagnant-perdant. « Nous faisons autant de perte que l’étranger fait de gain » disait déjà, quatre siècles plus tôt, le mercantiliste Antoine de Montchestien (1575-1621) dans son Traité d’économie politique. Si l’« internationalisme » hérité de Wilson ou de Roosevelt considère que ce qui est mauvais pour le Monde risque fort de l’être aussi pour l’Amérique, l’ unilatéralisme de Trump postule que ce qui est bon pour le Monde est nécessairement mauvais pour les Etats-Unis. Comme tout mercantiliste primaire, l’abyssal déficit commercial américain, qui se situe autour de 800 milliards de dollars, serait la preuve de leur statut de perdant alors même que leur puissance les prédestine à être « gagnants ». Dès lors « Les guerres commerciales sont bonnes et faciles à gagner » comme il l’affirme dans un de ses tweets qui, peut-être, restera dans l’histoire.

Le raisonnement ne se contente pas d’être faux : c’est un contresens et une erreur d’analyse qui risque, cette fois, de faire payer au Monde les inconséquences de la politique économique américaine. Le déficit commercial américain, d’ailleurs à moitié couvert par son excédent dans les services, est dû au simple fait que l’Amérique dépense plus qu’elle ne produit. Elle doit donc s’endetter pour couvrir la différence, ce qui ne lui pose aucun problème puisque le Monde achète, vend et prête en dollars. C’est grâce à son hégémonie monétaire que l’Amérique peut donc offrir durablement à ses citoyens plus qu’ils ne produisent quitte, parfois, à ce qu’ils s’endettent au-delà de toute raison et déclenchent des crises financières mondiales, comme en 2007 avec la crise des subprimes. Les autres pays déficitaires n’ont pas cette chance.

Le déficit américain est ainsi la preuve de son hégémonie, pas de sa faiblesse. Quant aux pays excédentaires – l’Allemagne, la Chine, …- le statut de « gagnant » que leur confère Donald Trump signifie seulement qu’ils se privent en dépensant moins qu’ils ne produisent. Ils dégagent ainsi un surplus qui financera … le déficit américain et l’endettement des ménages.

C’est aussi parce que les Etats-Unis ont cette capacité de créer la monnaie internationale que le Président Trump peut impunément creuser son déficit budgétaire en abaissant spectaculairement les impôts. Cette politique fera bondir une dette publique qui devrait atteindre rapidement 120% du PIB et … creuser le déficit commercial. N’importe quel économiste sait que si l’effet sur la croissance est quasi immédiat, ce qui permettra au Président d’afficher des résultats économiques remarquables, il crée d’autant plus de déséquilibres que l’économie américaine est déjà en croissance et en quasi-plein emploi. Dans une économie en surchauffe, les Etats-Unis s’endetteront davantage, certes, mais avec des taux d’intérêt à la hausse qui contraindront les autres pays à les suivre ou à accepter la fuite des capitaux et la dépréciation de leur monnaie. La politique américaine a déjà plongé dans la crise des pays émergents fragiles comme la Turquie, l’Afrique du Sud, le Brésil ou l’Argentine.

Les guerres commerciales de Trump : haro sur le multilatéralisme

Donald Trump a été élu sur un programme protectionniste. À la surprise presque générale, il a commencé à l’appliquer. La négociation du Traité transatlantique (Transatlantic Trade and Investment Partnership – TTIP) avec l’Union européenne (UE) n’avait pourtant pas attendu son élection pour être suspendue et l’accord de Partenariat Trans-Pacifique (TPP), signé sous l’administration Obama, avait peu de chances d’être un jour ratifié par le Congrès. Mais de là à dénoncer puis renégocier les traités de libre-échange avec le Canada et le Mexique (ALENA), la Corée, et à se lancer dans une guerre tarifaire contre la Chine et ses alliés canadiens, européens ou japonais, il y avait un pas à franchir.

Le terme de guerre commerciale implique un affrontement qui, pour ne pas être sanglant, n’en est pas moins farouche. Les décisions prises par Trump en 2018 furent-elles des déclarations de guerre ? Oui, en ce sens que les engagements, accords, traités internationaux étaient sinon violés du moins contournés ou dénaturés, appelant soit des soumissions (Corée, Mexique et finalement, Canada) soit des représailles.

La suite

Brexit : la face cachée de l’Union douanière

L’Union douanière préconisée par les travaillistes, séduisante a priori, est peu envisageable dans la réalité. Certes elle a l’avantage de maintenir des échanges sans droits de douane entre le RU et l’UE et ainsi d’éviter le retour des frontières « dures ». Mais vis-à-vis des pays tiers le RU devra s’aligner sur la politique commerciale de l’UE ce qui, en soi, suffit à le rendre difficilement acceptable. Mais ce n’est pas tout. On oublie d’autres conséquences : au nom de l’Union douanière, le RU devra laisser entrer librement les biens importés des pays avec lesquels l’UE a un accord commercial (entre autres : Mexique, Canada, Corée, Afrique du Sud, Turquie,… y compris les pays en développement qui incluent d’anciennes colonies britanniques) mais sans réciprocité. En effet, le RU n’a pas -pour l’instant- d’accord avec ces pays qui ne sont nullement engagés par le deal et il n’est pas certain que le Ministre du Commerce ait beaucoup avancé pour conclure très vite des accords UE-compatibles. Les exportations du RU supporteront donc le droit de douane OMC  (dit NPF) de ces pays partenaires de l’UE dont resteront évidemment exonérés les pays de l’UE. On comprend à la fois que les hard-brexiters s’excitent et que d’autres trouvent que vraiment, le Brexit est bien une grosse bêtise !

À la Une

Mondialisation à la dérive. Europe sans boussole

Les bonnes feuilles

Le populisme

Le populisme se caractérise par le rejet des élites dirigeantes et du « système ». Il s’accommode des discours démagogiques. Il ne voit dans la complexité du Monde qu’un artefact destiné à endormir les peuples pour mieux les duper. Il se décharge de ses frustrations sur des boucs émissaires plus ou moins bien choisis, avec des récriminations qui sans toujours être sans fondement, deviennent l’explication simple et fallacieuse d’un Monde anxiogène. La dénonciation l’emporte sur la proposition. Le populisme doit trouver dans les rumeurs et les fausses informations, les arguments qui accusent et font peur. Il devient vite un nationalisme, souvent teinté de xénophobie tellement il est facile et rassurant de rejeter sur l’étranger la responsabilité de ses malheurs… La tentation du repli nationaliste c’est aussi une tentative pathétique de simplifier les choses.

Le retour du protectionnisme au XIX° siècle

Les effets d’un protectionnisme qui n’implique pas la puissance dominante, le Royaume Uni, sont plus que compensés par la baisse des coûts de transport et l’expansion de la demande étrangère. Certains historiens, comme Bairoch ou O’Rourke remarquent même que les pays protectionnistes (essentiellement l’Europe continentale et les États-Unis) ont connu des taux de croissance plus élevés, stimulant ainsi le commerce international. Cette phase d’expansion se prolonge et c’est une Europe prospère qui, en 1914, s’engage dans une guerre, plus absurde encore que toutes les autres, que nul n’avait vu venir et que personne ne saura empêcher.

Le Traité de Versailles

Le Traité de Versailles impose la dislocation des Empires vaincus pour mieux préserver celui des Empires vainqueurs. Il ampute l’Allemagne de territoires germanophones que plus tard Hitler s’empressera d’annexer. … Les pays alliés ne souhaitent pas favoriser la formation de zones commerciales régionales. Ils imposent la clause de la nation la plus favorisée à l’Allemagne et aux pays créés ou reconfigurés comme l’Autriche, la Tchécoslovaquie ou la Hongrie, ce qui empêche tout regroupement régional. Les yeux des grandes puissances européennes, la France et l’Angleterre, se portent d’ailleurs moins sur l’Europe que sur leur Empire, élargi par un Traité de Versailles qui reconnait pourtant le droit à l’autodétermination des peuples. La construction européenne attendra.

La mondialisation commerciale

Le « taux d’ouverture » est … le rapport entre la valeur du commerce et celle de la production. Le plus souvent on utilise le ratio entre les exportations et le PIB (Produit Intérieur Brut).

Il est un QCM amusant à réaliser : situer les limites de l’intervalle à l’intérieur duquel pourrait se situer ce ratio. La réponse parait simple : le taux d’ouverture se situera nécessairement entre 0% (le pays n’exporte rien) et 100% (le pays exporte tout) et le bon sens l’emportera sans aucun doute dans le sondage. Mais, comme parfois en économie, le bon sens a tort. En 2016, les exportations de biens et services représentaient 187% du PIB de Hong Kong et 172% de celui de Singapour. Cette anomalie n’en est pas une. Le taux d’ouverture, cet indicateur si prisé, compare deux grandeurs qui ne se comparent pas. Le taux d’ouverture peut à partir de 0% augmenter, sans limite. Il peut même théoriquement friser l’infini, si un pays imaginaire de la taille d’une boîte à lettre, importait puis réexportait tout sans ajouter la moindre valeur. C’est une faute élémentaire, trop souvent entretenue par ceux, statisticiens et économistes, qui sont pourtant en charge de la dénoncer.

Les traités commerciaux – ratification dans l’Union Européenne

Le vrai débat ne se limite pas au caractère démocratique ou non de la procédure de ratification, mais sur la nature même du projet Européen. La politique commerciale commune, voulue dès le Traité de Rome de 1957, est incontestablement la principale touche fédérale d’une Union qui n’aspire plus à l’être. Par ses traités successifs, l’intégration européenne a pourtant progressé. Elle a étendu les domaines de sa compétence exclusive, réduit l’exigence d’unanimité, démocratisé les prises de décisions en donnant davantage de responsabilités au Parlement européen, dont celui de ratifier les accords commerciaux.  On peut, bien sûr, regretter cette évolution. Mais les opposants à la nouvelle procédure de ratification, qui respecte les traités et les clarifie, comptent aussi dans leurs rangs des Européens convaincus qui devraient comprendre que critiquer le principe même d’une ratification par les seules instances européennes, c’est défendre une régression vers une conception dure et eurosceptique d’une « Europe des Nations » qui serait, de fait, une « non-Europe ». Peut-on à la fois regretter l’incapacité de l’Europe à traiter de questions qui relèvent (plus ou moins) de la compétence exclusive des États comme le traitement des flux migratoires, l’accueil des réfugiés, le dumping fiscal et en même temps, lui contester la légitimité d’agir dans les domaines qui relèvent, depuis l’origine, de sa compétence ?  

Le post-multilatéralisme

Pour les Etats-Unis comme pour l’Union Européenne, la montée des pays émergents et, en tout premier lieu de la Chine, et l’affaiblissement du soutien politique aux accords multilatéraux – le cycle de Doha -, ont affaibli le pouvoir de leadeurship qu’ils exerçaient jusqu’alors. La stratégie du Président Obama (2009-2017), en ligne avec celle de ses prédécesseurs, est appropriée par les Commissions Barroso (2004-2014). Il s’agit de promouvoir un « post- multilatéralisme » qui contournerait une OMC défaillante, rivée à une conception trop étroite des relations commerciales, incapable de se saisir des sujets de l’ancienne économie, comme la concurrence, les investissements ou les marchés publics et moins encore des thèmes de la nouvelle comme le commerce électronique ou la protection des données. Plus grave encore, peut-être, l’OMC ne répondrait plus aux inquiétudes de la société civile notamment en ce qui concerne les droits sociaux, les questions environnementales ou la sécurité alimentaire.

Mais comment promouvoir le post-multilatéralisme sans pour autant rejeter les valeurs multilatérales, fondées sur la recherche de compromis et la valorisation d’intérêts partagés ? La réponse sera : par des méga-accords commerciaux de la « nouvelle génération » qui établiraient de nouvelles normes sur de nouveaux sujets. Ils s’imposeraient à tous dès lors que cumulés, ils représenteraient l’essentiel du commerce international. Les pays récalcitrants, la Chine d’abord mais aussi l’Inde ou le Brésil, n’auraient plus d’autre choix que de s’y rallier par « effet domino », universalisant ainsi les nouvelles règles du jeu du commerce international.

Les déficits américains

Le déficit commercial américain, d’ailleurs à moitié couvert par son excédent dans les services, est dû au simple fait que l’Amérique dépense plus qu’elle ne produit. Elle doit donc s’endetter pour couvrir la différence, ce qui ne lui pose aucun problème puisque le Monde achète, vend et prête en dollars. C’est grâce à son hégémonie monétaire que l’Amérique peut donc offrir durablement à ses citoyens plus qu’ils ne produisent quitte, parfois, à ce qu’ils s’endettent au-delà de toute raison et déclenchent des crises financières mondiales, comme en 2007 avec la crise des subprimes. Les autres pays déficitaires n’ont pas cette chance.

Le déficit américain est ainsi la preuve de son hégémonie, pas de sa faiblesse. Quant aux pays excédentaires – l’Allemagne, la Chine, …- le statut de « gagnant » que leur confère Donald Trump signifie seulement qu’ils se privent en dépensant moins qu’ils ne produisent. Ils dégagent ainsi un surplus qui financera … le déficit américain et l’endettement des ménages.

Le libre-échange

Dès lors que, pour l’économie dans son ensemble, les gains de l’échange l’emportent sur les pertes, le libre-échange avec les pays du Sud doit être considéré comme économiquement efficace. Le reste revient à l’intendance, c’est-à-dire à la politique.

Oui, mais, au même moment, l’héritage keynésien et beveridgien de l’après-guerre était discrédité au profit d’un libéralisme, confiant dans les marchés et opposé par principe à la redistribution des richesses considérées comme distorsives et désincitatives. Cette révolution libérale ne laisse alors plus beaucoup d’espace à l’ « indemnisation » des perdants. Malgré tout, dans les années 1990 et 2000, il n’est pas laissé vide. Les Etats-Unis peuvent se prévaloir de programmes d’assistance aux travailleurs et les pays européens maintiennent, non sans quelques révisions, leurs allocations chômage et leurs transferts sociaux. Mais ces sparadraps, qui restent trop longtemps collés aux doigts des « perdants », ne suffisent pas à empêcher l’hémorragie. Tous ne jugent d’ailleurs pas ces « indemnisations » utiles. La fameuse mobilité du travail aux Etats-Unis et la liberté de circulation des travailleurs dans l’Union européenne ne devraient-elles pas permettre aux secteurs exportateurs de recruter les travailleurs laissés sur le carreau, quitte à leur faire abandonner leur région ou leur pays d’origine ? Le Marché unique favorisera ces transferts, que défend d’abord la très libérale Angleterre avant de s’en effrayer. Mais ces mouvements ne font que déplacer les inégalités. Les travailleurs en mobilité devront non seulement s’adapter aux nouveaux métiers mais aussi monter en qualification faute de quoi l’emploi trouvé leur éviterait peut-être le chômage, mais pas la chute de leur niveau de vie et de leur statut social. De fait, la mobilité du travail n’a suffi nulle part à régler les problèmes.

L’Europe, ouverte à tous les vents ?

Le discours selon lequel l’Union Européenne serait le seul territoire « ouvert à tous les vents de la concurrence mondiale » a été, et reste, très souvent tenu par les politiciens populistes pour dénoncer son « libre-échangisme » et ses effets supposés néfastes sur l’emploi. En réalité, ce sentiment d’être l’« idiot », le nice guy, de la mondialisation s’exprime à peu près partout dans le Monde car les protectionnistes sont toujours les autres. Le populisme se nourrit de cette croyance partagée et contradictoire, aux Etats-Unis, comme en Europe.

Mais tout le Monde ne peut avoir raison : l’Europe ne peut être moins protectionniste que les Etats-Unis qui seraient eux-mêmes moins protectionnistes que l’Europe… C’est bien pourtant cet outrage à la commutativité qui assourdit nos oreilles.

…. L’Europe, n’est pas une forteresse comme le craignaient les Etats-Unis et comme l’affirment encore parfois les autres pays. Mais l’Europe n’est pas non plus cette vaste plaine ouverte aux vents polaires de la concurrence internationale à coup sûr déloyale, comme le proclament les eurosceptiques et les populistes. Elle n’a aucune leçon à recevoir de ses partenaires commerciaux, mais elle n’a pas à en donner non plus.

Les méfaits de la mondialisation financière

[L’] expansion de la finance est spéculative par nature. Les grandes fortunes qui se sont accumulées ne sont pas fondées sur de véritables richesses mais sur le pari de la richesse. Lorsqu’un immeuble voit sa valeur doubler en dix ans, aucun bien supplémentaire n’a été produit. La valorisation ne figure donc même pas dans le PIB. Elle ne crée pas d’emplois. L’enrichissement est nominal. La « création de valeur » qui a longtemps enluminé le discours des grands dirigeants n’est souvent qu’une dilatation du vide. Ces fortunes sont donc fragiles et reposent sur du sable. Elles s’effondrent parfois sous les assauts de tempêtes financières qui corrigent sévèrement les joueurs de cette économie que Keynes qualifiait de « casino ».  Le krach de 1929 a anéanti bien des fortunes. Après la guerre, il faudra attendre 1987 pour renouer avec ces épisodes qui voient l’éclatement d’une « bulle spéculative » boursière. En 2007 elle atteindra l’immobilier avant de se propager aux bourses mondiales.

Populisme et illibéralisme

Dans le roman populiste, la vie est un jeu « perdant-gagnant » où c’est la minorité – le « système » – qui gagne toujours et s’oppose à la politique qui servirait le peuple. Cette minorité composée d’élites mondialisées et quasi-apatrides est un ennemi potentiel qu’il faut empêcher de nuire. Restaurer la volonté du peuple majoritaire exige donc qu’on en abaisse les droits. Le populisme recoupe ainsi fréquemment cet « illibéralisme » à la Orban, à la Kaczynski, à la Erdogan ou à la Poutine. On s’attaquera aux cours suprêmes, à la justice, à la presse, aux ONG, aux syndicats tous complices d’un « système » plus ou moins comploteur soumis à l’oligarchie. Dans les pays gouvernés par des populistes, comme la Pologne, la Hongrie, la Turquie ou la Russie, les contre-pouvoirs furent les premiers visés et souvent les premiers sanctionnés. La presse, ce « quatrième pouvoir » en revendiquant son indépendance devient la cible privilégiée. C’est au peuple et à ses réseaux sociaux – ou à son guide – de dire ce qui est fake news et ce qui ne l’est pas, et non à la réalité des faits qui deviennent …alternatifs.

Pourtant, les contours du « système », des élites ou de l’oligarchie, ne sont jamais tracés. D’ailleurs, pour beaucoup, il se cache pour mieux manipuler le Monde gouverné par quelque société secrète. Cette imprécision est commode car chacun peut y faire entrer qui il veut. Le « système » ratisse large et peut être dénoncé par des fascistes racistes et antisémites, des anti-impérialistes, des catholiques traditionnalistes, des néopaïens, des anarchistes de droite ou de gauche, des identitaires et tant d’autres encore. À chacun et à chaque époque son « bouc émissaire », ce minoritaire qui doit assumer tous les maux.  Chaque flambée populiste doit ainsi enflammer le bûcher qui consumera ses sorcières, le juif, l’émigré, la minorité ethnique, l’Europe, l’impérialisme américain, le capitaliste, le banquier, le lobby, le FMI, les féministes, etc…

Les populismes se construisent aussi sur l’histoire et la culture des peuples. Dans la France colbertiste les populistes déploreront par réflexe le retrait de l’état et l’ouverture des frontières davantage que les anciennes puissances à tradition libérale et maritime comme l’Angleterre ou les Pays-Bas.  Les pays « communautaristes », comme les Etats-Unis, le Brésil ou les Philippines s’attaqueront à une « discrimination positive » qui favoriserait trop les minorités. Les pays qui n’ont retrouvé leur souveraineté que très récemment et parfois après avoir subi des conflits ou des épurations ethniques s’opposeront encore plus que les autres aux migrants.

Avec l’ « antisystème » vient le repli. Un repli sur le national et l’identitaire qui peut glisser sur le régional comme en Belgique, en Italie, en Espagne voire en Allemagne. Mais même cet isolationnisme n’est pas commun à tous les populismes. L’Angleterre ne quitte pas l’Europe pour s’isoler dans son île mais pour retrouver le Monde qu’elle n’aurait jamais dû quitter. Grâce au Brexit, elle humera de nouveau les embruns de l’Océan pour revivre l’époque glorieuse où ses navires quittaient Liverpool, voiles au vent, pour commercer sur les quatre continents. C’est du moins ce que les populistes qui ont porté le Brexit ont fait croire à leurs électeurs avant tout préoccupés par l’afflux d’immigrés européens à qui l’Angleterre libérale avait pourtant ouvert la porte quand d’autres pays, plus prudents, avaient repoussé les échéances.

Les pays qui se sont vus comme des puissances sont des terreaux favorables au populisme qu’elles aient été déchues, comme l’Angleterre, la France, l’Autriche, la Hongrie, humiliées comme la Russie, la Chine, la Turquie et peut-être demain, l’Allemagne, ou encore fragilisées par des puissances rivales en formation, comme les Etats-Unis.

Inégalités et populisme

L’Europe est une des régions la plus touchée par le populisme alors qu’elle est celle où les inégalités sont parmi les plus faibles, là où les 1% les plus riches accaparent la part la plus faible du revenu (13% tout de même, mais 20% aux Etats-Unis). C’est aussi en Europe qu’entre 1980 et 2016 elles ont le moins augmenté. Lorsqu’on observe le coefficient de Gini… l’Europe est en moyenne plus égalitaire que la plupart des autres pays du Monde. Selon les estimations l’indice se situe autour de 0,31 dans l’Union européenne et de 0,41 aux Etats-Unis. Mais surtout, au sein de l’Union européenne ce ne sont pas les pays les plus inégalitaires qui sont les plus séduits par les sirènes populistes : la Hongrie, la Pologne, la Slovaquie, la Slovénie, l’Autriche ou la France ont ainsi un indice de Gini inférieur à la moyenne européenne. Certains d’entre eux connaissent également des taux de chômage bas et même, pour certains, inférieurs à 4% (RU, Hongrie, Pologne, Autriche). La Pologne est le seul pays de l’UE à avoir conservé pendant la crise de 2008 des taux croissance positifs. L’Italie, qui sous l’influence de Silvio Berlusconi, avait lancé la vague populiste en Europe, est l’exception qui confirme la règle. C’est peut-être un hasard, mais ce « fait stylisé » nous fait douter de l’idée reçue selon laquelle le populisme trouverait autant que cela son origine dans la montée des inégalités.

Populisme et inégalités

Si l’électeur populiste s’estime victime d’injustice, c’est moins du fait de l’insolence des grosses fortunes, que des avantages dont ils s’estiment injustement privés. Il se compare à son proche, au plus malheureux que lui ou à l’à peine plus riche, moins au milliardaire dont il sait le statut inaccessible. Le pauvre d’à côté est un rival bien plus dangereux car c’est avec lui qu’il est en concurrence pour l’emploi, la promotion, ou les prestations sociales. C’est d’ailleurs une règle bien établie que pour un pays, un territoire ou un individu, c’est toujours avec son proche que les rivalités sont les plus dures et l’hostilité la plus vive. 

Ainsi, les effets de seuil dans les politiques sociales sont particulièrement délétères en frustrant les classes moyennes trop riches, parfois de quelques euros, pour en bénéficier. Dépasser un seuil qui donne droit à des exonérations ou à des avantages sociaux équivaut à appliquer un taux marginal d’imposition exorbitant, une trappe à pauvreté qui sanctionne ceux qui parviennent à s’en échapper et exacerbe le sentiment d’injustice. Le revenu universel supprimerait certes ces frustrations, mais son financement impliquerait une révolution fiscale qui fera hésiter encore longtemps les gouvernements.

Gilets jaunes

Le thème de la mondialisation « malheureuse » a bien été avancé, mais moins par les gilets jaunes que par des commentateurs et intellectuels récitant le discours convenu et simplificateur d’une opposition entre les métropoles globalisées et les « territoires » oubliés. De fait, l’antimondialisme et le protectionnisme n’ont pas été le thème fédérateur retenu dans les slogans, graffitis ou banderoles.  Si l’évasion fiscale et les GAFA ont bien été huées, la critique du libre-échange est restée bien discrète. Les gilets jaunes n’ont pas commis cette contradiction-là : hausse du pouvoir d’achat et augmentation des droits de douane…

Quoiqu’il en soit, le mouvement des gilets jaunes a mis en évidence les failles du système fiscal et redistributif français. Malgré son caractère considéré ailleurs comme plutôt généreux, la fiscalisation de la protection sociale (via la CSG) et des transferts sociaux a montré ses limites. Si les facilités accordées au « riches » pour contenir leurs impôts ont contribué à la croissance des inégalités (d’ailleurs plus modérée en France que dans la plupart des autres pays) et peuvent être légitimement critiquées pour cela, on aurait tort d’ignorer les effets nocifs d’inégalités plus « horizontales », c’est-à-dire entre individus proches en termes de revenu et de niveau de vie, provoquées par d’absurdes effets de seuil. Ces planchers et plafonds peuvent ainsi aller jusqu’à abaisser le revenu net (après impôts et transferts sociaux) des ménages quand les revenus de leur travail augmentent. C’est donc la logique même du système fiscal qui, parce qu’il ne parvient plus à assumer ses fonctions progressives et redistributrices, doit être revu en profondeur. Un revenu universel intégré à l’impôt (on pourrait oser le terme d’impôt négatif s’il n’avait pas été proposé par le sulfureux ultra-libéral Milton Friedman …) reste une piste à explorer. Il concilierait deux principes « républicains » abimés : l’universalité des transferts sociaux et la progressivité de l’impôt. 


Fake news : Keynes a revêtu un gilet-jaune

On attribue à Keynes cette phrase : « quand les faits changent, je change d’avis. Et vous que faites-vous, Monsieur ? ».

Il aurait été souhaitable que Eric Berr, Virginie Monvoisin, Jean-François Ponsot et Gregory Vanel s’inspirent de ce pragmatisme avant de publier Relire Keynes à la lumière des « gilets jaunes » dans Les échos du 8 janvier.

Respect des faits : « Toute économie moderne fait face à des défis majeurs : chômage de masse, hausse des inégalités, instabilité financière et insoutenabilité de la croissance. » écrivent-ils. Hausse des inégalités ? Sans aucun doute, encore faut-il s’entendre sur sa nature, sa quantification et ses effets. Instabilité financière ? Oui, hélas, encore faut-il se souvenir que les marchés financiers se nourrissent des titres de la dette publique. Insoutenabilité de la croissance ? à voir et, d’ailleurs, ce n’était pas l’avis de Keynes qui avait abjuré son malthusianisme de jeunesse (les faits, toujours les faits). Mais chômage de masse, non, trois fois non ! Pourtant c’est bien pour le combattre que sont censées s’appliquer les politiques généralement qualifiées de « keynésiennes ».

Dans les années 1930, le chômage avait atteint jusqu’à 25% de la population active. Mais les faits des années 30 ne sont pas ceux d’aujourd’hui, loin de là ! Le chômage provoqué par la grande récession de 2008 a été absorbé dans la plupart des économies « modernes » (sans que je sache très bien qui est moderne et qui ne l’est pas) et c’est même plutôt le suremploi qui pose aujourd’hui un problème à des pays comme les Etats-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou le Japon. Certes, quelques pays comme l’Italie, l’Espagne ou … la France restent à la traîne ce qui pose de vraies questions. On peut reprendre la rengaine de statistiques qui masquent la précarité, le temps partiel et les bas salaires mais de là à affirmer que le plein emploi serait une illusion statistique et que les pays « modernes » connaîtraient un chômage de masse ! Dans tous les pays « modernes » la création d’emplois l’emporte largement sur les destructions. Même en France qui, en partie pour des raisons démographiques, conserve néanmoins chômage « conjoncturel » de 2 ou 3 % (en étant plutôt large), ce qui n’est pas rien mais pas suffisant pour évoquer un chômage « de masse ». Les 6% qui restent sont davantage imputables à des transitions technologiques, territoriales, digitales ou environnementales et à un chômage « frictionnel » (temps de passage d’un emploi à un autre) qu’à une demande insuffisante. Seules des politiques de long terme sont alors adaptées en espérant que nous ne serons pas tous morts lorsque les résultats pourront être constatés, à condition, bien sûr, qu’elles soient engagées…

Dans les années 1930, l’essentiel du chômage était de toute évidence conjoncturel et on pouvait donc légitimement s’attendre à ce qu’une injection de revenu puisse relancer la demande et donc la production, tout particulièrement dans les nouvelles industries comme l’automobile. Plus de pouvoir d’achat c’était la relance assurée des usines Ford. Depuis, les « fuites » keynésiennes loin de se colmater se sont élargies et une relance budgétaire n’aurait qu’un effet mineur sur la croissance et l’emploi non seulement parce que les effets multiplicateurs se perdraient dans les importations et, sans doute, dans l’épargne, mais aussi parce que la cible, les travailleurs victimes de la crise, est étroite. Une partie de la demande se porterait sur des secteurs qui peinent déjà à recruter (restauration, bâtiment,…). Notons d’ailleurs que si les déficits budgétaires sont aujourd’hui possibles avec des taux d’intérêt bas c’est parce que le Monde connait un excédent d’épargne et permet la mobilité des capitaux. Ce sont des pays comme la Chine, le Japon ou l’Allemagne qui financent les déficits américains, grecs ou français.

Puisque l’article inclut les « gilets jaunes » dans son titre, remarquons que ceux-ci ont moins exigé la hausse du pouvoir d’achat dans l’intention de résorber le chômage que pour mieux boucler leurs fins de mois. Cette revendication certes légitime, ne peut pas, pour autant, être présentée comme un retour à Keynes sans faire insulte à la pensée complexe et pragmatique du grand économiste. Les chômeurs ont d’ailleurs moins rempli les ronds-points que les salariés, commerçants, auto-entrepreneurs qui se désolaient parfois de l’ « assistanat » dont pouvaient bénéficier les chômeurs.

Respect des faits encore : « le personnel politique et leurs conseillers économiques rejettent l’idée de politiques contracycliques. » Comment peut-on écrire une chose pareille quand, pour contrer une crise « keynésienne », la France a laissé filer un déficit budgétaire de 7% du PIB en 2009 (12% au Royaume-Uni, 12,5% aux Etats-Unis) ! Même la vertueuse Allemagne avait crevé le plafond des 3%. Comment ignorer qu’entre 2007 et 2018, la part de la dette publique française est passée de 65% à quasiment 100% en 2018 (de 100% à 130% en Italie et de 36% à 98% en Espagne). Difficile d’affirmer alors que « le personnel politique » aurait ignoré ces moyens de « limiter l’impact des cycles ». Avec le recul, on s’aperçoit d’ailleurs que ce ne sont pas toujours les pays qui ont le plus augmenté leur dette et le plus longtemps maintenu leur déficit qui se sont le mieux sorti de la crise.

Les faits encore et toujours. Comment peut-on déplorer un rejet de politiques contracycliques quand les banques centrales des pays industriels, la Federal Reserve comme la BCE, ont vu leur bilan quadrupler en moins de dix ans et maintiennent des taux d’intérêt extrêmement bas (voire négatifs) ? Certes ces politiques monétaires non conventionnelles sont plus monétaristes que keynésiennes. Elles n’en sont pas moins « contracycliques » même si le débat sur policy mix doit rester ouvert.

Rappelons aussi que « contracyclique » ne fonctionne pas à sens unique. L’épithète signifie aussi qu’en période de croissance c’est un excédent budgétaire et une réduction de la dette qui est attendue, d’autant plus d’ailleurs qu’on s’approche du plein emploi. Si on peut accuser « le personnel politique et leurs conseillers économiques » de rejeter « l’idée de politiques contracycliques. », c’est plutôt en période de relance que l’accusation doit être portée. Aujourd’hui, l’homme politique qui doit être mis en cause est justement celui qui sert de modèle à certains gilets jaunes ou à leurs soutiens, l’inévitable Donald Trump, leur ami. Il mène une politique pro-cyclique irresponsable, qui associe une croissance forte et une politique budgétaire expansionniste et nous prépare ainsi une belle crise financière.

Lors d’une discussion avec des économistes américains, Keynes avait constaté avec dépit que ses chers collègues étaient bien plus keynésiens que lui. Si, de son vivant, on faisait dire au maître de Cambridge bien autre chose que ce qu’il pensait, que dire presque soixante-treize ans après sa mort….