Thomas Piketty, Donald Trump et les importations chinoises

12 avril 2023

Voir aussi : « Mondialisation à la dérive. Europe sans boussole« 

J’ai été très étonné d’entendre, sur les ondes de France Inter, Thomas Piketty, économiste de gauche, lu et reconnu dans le monde entier, faire sienne la théorie trumpienne du commerce international. Si je ne crois pas avoir entendu le terme de « déconnexion », il s’agit bien pour lui de réduire le déficit commercial de la France avec la Chine par une augmentation des droits douane. Après tout, la gauche et les syndicats américains avaient soutenu la politique protectionniste de Trump que son successeur, Joe Biden, n’a pas remis en cause.

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Les arguments de Trump qui sont donc aussi ceux de Piketty se fondent sur un solde comptable très mal interprété : un déficit commercial « abyssal » avec la Chine.
Dans un monde ouvert, doté d’un système de paiement international, iI n’y a pourtant aucune raison pour que le commerce entre deux pays soit équilibré. Il n’a même aucune chance de l’être. Même dans le système planifié du Comecon soviétique [1], le commerce bilatéral n’a jamais réussi à être équilibré ! Et c’est très bien ainsi.

À lire les données, la France est en effet déficitaire avec la Chine mais aussi avec l’Allemagne, les Pays-Bas etc. Mais elle est aussi excédentaire avec les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. En réalité, ce ne sont pas les déficits commerciaux bilatéraux qu’il faut déplorer, mais l’éventuel déficit de la balance courante (qui inclut les biens, les services et les revenus). C’est lui qui doit être financé, éventuellement par la dette. Et, même si elle a été déficitaire en 2002, la balance courante française oscille généralement autour de l’équilibre.

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Piketty n’évite pas les contradictions. D’une part, il relativise l’effet sur l’économie française d’une déconnexion avec la Chine qui nous priverait de jeans, de téléphones portables ou de panneaux solaires. La part des exportations chinoises dans le PIB français « n’est que de 3 % » dit-il. … Mais malgré tout, les importations chinoises provoqueraient « des pertes d’emploi considérables ». On s’y perd un peu.

Oui, les délocalisations, accélérées par l’ouverture de la Chine au commerce et aux investissements, ont détruit des emplois dans certaines régions et dans certains métiers. Oui les réponses politiques ont été insuffisantes. Les études économiques réalisées montrent néanmoins que les effets ont été contenus, autour de 250 000 emplois en France si on ignore les effets indirects et a priori bénéfiques de ses importations sur le pouvoir d’achat des consommateurs sur les producteurs, éventuellement exportateurs, qui utilisent les biens intermédiaires ou composants importés [2].

Mais pourquoi n’appliquer cette comptabilité qu’à la Chine et pas à la Corée, à la Belgique ou … à l’Allemagne ?

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Trump et Piketty ont tort de créer un lien direct entre le solde bilatéral d’une part, la production et l’emploi d’autre part. Ils ne prennent aucune distance avec des statistiques qui obéissent à une rationalité douanière qui, si on n’y prend garde, conduit à de graves erreurs, notamment sur l’interprétation des soldes bilatéraux.

Les statistiques commerciales laissent penser que la production des biens exportés est intégralement localisée dans le pays qui exporte. C’est bien ce que laisse entendre Piketty en calculant la part des importations chinoises dans le PIB qui est, – est-il nécessaire de rappeler ? – la somme des valeurs ajoutées.

En réalité les statistiques du commerce nous renseignent sur l’origine des importations, pas sur l’origine de leur valeur ajoutée. Les 70 milliards d’exportations chinoises vers la France ne sont pas 70 milliards de PIB chinois.

Pourquoi ? Pour assembler des téléphones portables ou coudre des jeans la Chine, doit importer des matières premières et des biens intermédiaires, des microprocesseurs taïwanais ou des toiles en coton turques. Une partie des exportations considérées comme chinoises par les statistiques douanières sont en réalité des exportations coréennes, japonaises, taïwanaises, allemandes et même… françaises, transformées en Chine. Le « vrai » déficit de la France avec la Chine est donc bien plus faible que les 70 milliards annoncés.

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Piketty, après Trump, a trouvé le remède pour relocaliser une production (dont on vient d’ailleurs de voir qu’elle n’était pas totalement chinoise) : augmenter les droits de douane. Fastoche ! Un peu trop peut-être et ça se voit.

Au-delà même du risque de rétorsions, les effets sur les importations sont incertains. Les importations américaines en provenance de Chine n’ont baissé que transitoirement à la suite des mesures prises en 2018. En revanche, les importations en provenance de pays comme le Vietnam ont explosé. Ces pays peuvent dire un grand merci à l’Amérique ! (voir le graphique).

Source : US Bureau of Economic Analysis

L’augmentation des droits de douane américains a réalloué les déficits, elle ne les a pas diminués, au contraire : la balance courante américaine n’a pas cessé de se dégrader depuis 2019.

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Même rallié de facto au nationalisme économique, Piketty n’en est pas moins un économiste de gauche attentif aux questions environnementales. Aussi n’oublie-t-il pas de mentionner le non-respect de « critères sociaux et environnementaux » pour justifier les droits de douane. Ouf !

Je me suis autrefois trouvé bien seul parmi mes collègues économistes quand je soutenais que la libéralisation du commerce ne devait pas se désintéresser de ses conséquences sur les droits sociaux et environnementaux. Le fait de réguler le libre-échange pour ces raisons ne provoque donc pas chez moi des cris d’orfraie. Bien sûr, on doit déplorer le sort réservé aux minorités (Ouïgours, Tibétains), l’évolution totalitaire du régime, l’ouverture de nouvelles mines de charbon, le néo impérialisme qui grignote les frontières de l’Europe, le sort des ouvriers et la quasi-absence de système de retraite, etc., etc. (rappelons d’ailleurs que les exportations chinoises contiennent aussi du travail japonais, coréen, allemand et, parfois, français).

Mais ce serait à la fois une erreur économique et une grande hypocrisie que de justifier une hausse des droits de douane par des motifs sociaux ou environnementaux si le véritable enjeu est en réalité de réduire notre déficit commercial avec la Chine.


Piketty déplore ainsi que la taxe carbone ne permettra pas réduire le déficit commercial avec la Chine. Elle équivaudrait à un équivalent droit de douane de 1-2 % affirme-t-il. Mais ce n’est pas l’objet de la taxe carbone ! Contentons-nous seulement d’espérer qu’elle réduise l’empreinte carbone de l’Union européenne ce qui n’est pas exactement la même chose !

Ne mélangeons pas tout.

[1] « Conseil d’assistance économique mutuelle », sorte de marché commun entre les pays du bloc socialiste en vigueur de 1949 à 1991.

[2] Voir par exemple Clément MALGOUYRES, Les effets de la concurrence des importations chinoises sur la structure locale de l’emploi et des salaires en France, Rue de la Banque, N° 57, Février 2018.

La mise à mort de l’Organisation Mondiale du Commerce

Les sept juges de l’organe d’appel. Mais c’était avant….

A partir de ce mercredi 11 décembre, la procédure de règlement des différends de l’Organisation Mondiale du Commerce ne pourra plus fonctionner. Pourquoi ? Parce que cette instance normalement composée de 7 juges n’en comptera plus qu’un seul alors qu’ils doivent être trois pour conclure un recours.

Cette situation inédite est imputable aux États-Unis qui s’opposent à la nomination de nouveaux juges ou au renouvellement des anciens. En effet, les décisions se prennent par consensus et les États-Unis, tout comme les autres membres, d’ailleurs, disposent d’un droit de veto. Certes, en cas de blocage, les textes de l’OMC permettent de passer à un système de vote majoritaire de type  « un pays, une voix » mais tout le Monde préfère l’ignorer plutôt que de déclencher une petite révolution institutionnelle qui romprait avec l’usage  et risquerait d’ouvrir une boîte de Pandore.

On peut toujours adresser des critiques à l’encontre de cette procédure de règlement des différends, mise en place avec l’OMC en 1995 et qui faisait de l’organe d’appel une sorte de cour suprême chargée de résoudre pacifiquement les conflits commerciaux quitte à autoriser des sanctions commerciales (plus une compensation des préjudices qu’une « vraie » sanction, d’ailleurs). L’OMC est la seule organisation multilatérale disposant d’un tel pouvoir.

C’est un peu par accident qu’en 1994, les États-Unis avaient accepté de ratifier le traité créant l’OMC et sa procédure de règlement des différends. A bien y regarder, en d’autres temps, cette ratification eut été impossible tant le traité contredisait deux grands principes de la politique internationale américaines, à savoir :

  • La procédure de règlement des différends, est une atteinte à la souveraineté nationale et aux prérogatives du Congrès. N’interdit-elle pas aux États-Unis d’adopter des sanctions commerciales qui ne seraient pas avalisées par l’OMC ? Pire encore, l’Organe d’appel ne serait-il pas amené à interpréter les textes et à imposer sa jurisprudence ?
  • Le multilatéralisme, dont l’OMC est une incarnation, ne s’entend que sous leadership américain rendant difficilement acceptable une institution aussi  indépendante que l’Organe d’appel.

Dès lors, seul un contexte extraordinairement favorable pouvait rendre possible la ratification. Ce fut la chute du mur de Berlin, l’éclatement du bloc soviétique et la perspective d’une « fin de l’histoire » qui ouvrirait la perspective d’un Monde post-hégémonique gouverné en dernière instance par des institutions mondiales bienveillantes. Le Président Clinton avait néanmoins concédé aux Républicains que le principe selon lequel le Congrès pourrait décider le retrait de l’OMC si les États-Unis étaient trop souvent « injustement » condamnés.

Les États-Unis n’ont pas attendu Donald Trump pour douter des vertus du multilatéralisme post-hégémonique. Les administrations précédentes, Bush Jr et Obama l’avaient déjà remis en cause en posant quelques banderilles mais sans parvenir à imposer une alternative crédible. Le Président actuel entend lui, porter l’estocade et transformer en refus ce qui n’était que réticence : les États-Unis sont suffisamment puissants pour imposer les règles qui les arrange et ce n’est certainement l’OMC qui les en empêchera… Ceci dit, on notera qu’en France, l’altermondialisme est né d’une condamnation de l’interdiction européenne d’importer de la viande de bœuf (le fameux « démontage » du MacDo de Millau …).

Ne nous faisons pas d’illusions. On peut adresser toutes les critiques que l’on veut  à l’organe d’appel, mettre en cause des délais trop longs, l’arrogance des attendus, l’interprétation des textes juridiques (qui est aussi la conséquence de leurs imprécisions, voire de leurs contradictions). On peut même proposer les moyens d’y remédier comme le fait, par exemple, l’Union Européenne. Mais, pour l’administration actuelle, les critiques ne sont que des prétextes et il existe bien peu de chances qu’un quelconque projet de réforme la satisfasse. Les États-Unis ne veulent plus voir leur politique commerciale contrainte par l’OMC ! Bien pire : il n’est même pas acquis que les possibles  challengers de Donald Trump pensent différemment (espérons-le, néanmoins)…

Malgré ses défauts, la procédure de règlement des différends n’avait pourtant pas démérité, loin de là. N’avait-elle pas contribué à mettre un terme aux guerres commerciales de l’ère Reagan ? N’avait-elle pas prévenu d’autres guerres qu’après la crise de 2008 beaucoup avaient considéré comme inéluctable ? A contrario, le blocage actuel montre que le préalable pour renouer avec le bellicisme commercial est bien de s’en affranchir.

Les guerres commerciales de Trump : haro sur le multilatéralisme

Donald Trump a été élu sur un programme protectionniste. À la surprise presque générale, il a commencé à l’appliquer. La négociation du Traité transatlantique (Transatlantic Trade and Investment Partnership – TTIP) avec l’Union européenne (UE) n’avait pourtant pas attendu son élection pour être suspendue et l’accord de Partenariat Trans-Pacifique (TPP), signé sous l’administration Obama, avait peu de chances d’être un jour ratifié par le Congrès. Mais de là à dénoncer puis renégocier les traités de libre-échange avec le Canada et le Mexique (ALENA), la Corée, et à se lancer dans une guerre tarifaire contre la Chine et ses alliés canadiens, européens ou japonais, il y avait un pas à franchir.

Le terme de guerre commerciale implique un affrontement qui, pour ne pas être sanglant, n’en est pas moins farouche. Les décisions prises par Trump en 2018 furent-elles des déclarations de guerre ? Oui, en ce sens que les engagements, accords, traités internationaux étaient sinon violés du moins contournés ou dénaturés, appelant soit des soumissions (Corée, Mexique et finalement, Canada) soit des représailles.

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