Annuler la dette. Pour quoi faire ?

Jean-Marc Siroën

L'architecture de Bercy | economie.gouv.fr

Quelques économistes français comme Thomas Piketty ou Jezabel Couppey-Soubeyran, préconisent l’annulation de la dette publique. Pas toute la dette, seulement celle « rachetée » par la Banque de France (BdF) soit environ le quart dont une bonne partie de la « dette Covid », conséquence financière du « quoiqu’il en coûte ».

Pour rejeter l’idée d’annulation, il est facile, mais dangereux, de se retrancher derrière son impossibilité juridique (les traités européens) et politique (absence de consensus dans la zone euro). Ces obstacles sont bien réels et même rédhibitoires, mais s’il s’avérait que l’opération soit économiquement justifiée, cette argumentation ne ferait qu’entretenir un populisme antisystème et antieuropéen. « Si les traités ne sont pas bons, changeons-les ou partons ! » pourraient proclamer certains…

L’idée d’annulation doit donc d’abord être critiquée parce qu’elle est mauvaise. Non seulement elle ne servirait à rien, mais elle aurait des effets inverses de ceux recherchés.

La réalité : la monétisation de la dette publique

Si les traités européens interdisent le financement « direct » de l’État par sa banque centrale, ils autorisent le financement « indirect ». Pour financer son déficit, l’État émet ainsi des titres, des OAT, acquis par des institutions financières et susceptibles d’être ensuite rachetés par la BdF sur le marché secondaire. Que le financement soit direct ou indirect de la monnaie est créée.

La monétisation « indirecte » de la dette n’est pas nouvelle et ne date ni de la crise financière de 2008, ni de la crise de l’euro, ni de la Covid. Celles-ci lui ont néanmoins donné une importance qu’elle n’avait pas. Les sommes engagées sont devenues colossales et la Banque Centrale Européenne (BCE), qui chapeaute les banques centrales de la zone euro, annonce longtemps à l’avance les montants qu’elle s’engage à acquérir auprès des banques (quantitative easing). L’intention est certes de refinancer le système bancaire mais surtout de rassurer les marchés en garantissant le rachat des titres émis, et ainsi de faire baisser les taux d’intérêt pour faciliter le placement de la dette publique auprès d’agents privés (banques, assurances, …) ou de non-résidents (environ la moitié de la dette publique française). Opération réussie puisque les pays de la zone euro bénéficient aujourd’hui de taux extraordinairement bas, voire négatifs pour certains d’entre eux comme l’Allemagne ou la France. Ainsi, aujourd’hui, la « dette Covid » ne pèse pas sur les dépenses budgétaires qui ne gagneraient donc rien, du moins immédiatement, à son annulation.

Comment annuler la dette ?

Puisque la BdF est une filiale de l’État, la dette publique qu’elle détient est une dette envers soi-même. Il est alors techniquement facile de l’annuler. Un simple jeu d’écriture suffit.

À l’actif du bilan de la BdF figure le montant de ses réserves monétaires (or, devises, et DTS) ainsi que les créances publiques et privées qui rapportent un intérêt. Au passif, on trouve les capitaux propres (capital et réserves) ainsi que la monnaie « banque centrale » ou « base monétaire » détenue par les particuliers (les pièces et billets en circulation) et par les banques.

Que se passerait-il en cas d’annulation ? À l’actif, les créances de la BdF sur l’État seraient effacées avec une contrepartie au passif. Comme il ne peut être question de supprimer les billets (ce qui, d’ailleurs, ne suffirait pas) ou de vider le compte courant des banques, l’annulation serait donc imputée aux fonds propres. Comme ceux-ci sont chétifs (environ 100 milliards pour la BdF) ils ne couvriront pas les créances annulées. Ils se verront donc infliger un signe « moins » suivi d’un montant à peine plus faible que celui de la dette effacée (environ 500 milliards pour une réduction d’environ le quart de la dette détenue par la BdF).

C’est fâcheux. Dans la vie courante c’est une faillite. Mais, la Banque centrale n’est pas une banque comme les autres puisque, justement, elle est « centrale » et qu’elle peut créer autant de monnaie qu’elle veut. Dès lors, on considère qu’elle ne peut pas être mise en faillite.

L’annulation de la dette n’est pas une option.

Pour les partisans de l’annulation, des fonds propre négatifs ne sont donc pas un problème.

Certes, ils n’empêcheraient pas la Banque centrale de fonctionner, mais certainement pas aux mêmes conditions. Le signal donné ferait douter les marchés financiers non de la solvabilité de la Banque centrale mais de sa politique monétaire. Si la base monétaire n’est pas impactée par l’annulation, elle ne serait plus intégralement adossée à des actifs. S’il est toujours assez audacieux de prévoir la réaction des marchés, il est assez probable qu’ils goûtent assez peu cette manipulation comptable. Face à cette incertitude ou cette incompréhension, les taux d’intérêt augmenteraient ce qui n’est pas exactement l’effet recherché…

Des capitaux propres négatifs auraient une autre conséquence qui aboutirait in fine à rembourser au moins partiellement la dette qu’on avait naïvement cru pouvoir annuler. En effet, la BdF perçoit des intérêts qui couvrent assez largement ses dépenses. Elle réalise donc un bénéfice distribué à l’État actionnaire (environ 6 milliards d’euros actuellement). Si les fonds propres devenaient négatifs, ces bénéfices ne seraient plus reversés au budget de l’État mais imputés aux fonds propres de la BdF. L’État ne bénéficierait donc plus d’une recette « tombée du ciel ». D’une certaine manière, la dette se vengerait ainsi d’avoir été annulée !

Le remboursement de la dette

La charge de la dette, ce sont d’une part les intérêts, d’autre part le remboursement. On l’a vu, pour le moment, les intérêts ne sont plus un problème puisqu’ils sont nuls et même négatifs (l’État gagne de l’argent en s’endettant). Reste le remboursement de la dette. Il se fera dans la durée et pas immédiatement. Dans la réalité, l’État rembourse sa dette par un nouvel emprunt ce qui lui permet de devenir quasi-perpétuelle sans qu’il soit nécessaire de l’annuler. Entre-temps, toutes choses égales par ailleurs, le poids de la dette diminue mécaniquement du fait de la croissance et de l’inflation.

Il est vrai que faire « rouler » ainsi la dette n’est pas sans risque. Aujourd’hui l’État est gagnant puisque les taux d’intérêt sur la nouvelle dette sont inférieurs à ceux de l’ancienne ce qui a d’ailleurs beaucoup soulagé le budget ces dernières années. Mais c’est une situation exceptionnelle qui a peu de chances de durer. Faire « rouler » la dette risque donc d’être plus coûteux demain qu’aujourd’hui.

L’annulation de la dette apporte-t-elle une solution ? Non, puisqu’elle vise la dette détenue par la BdF et (heureusement) pas celle qui reste détenue par des agents privés, les seuls pour lesquels se pose vraiment la question de la hausse future des taux d’intérêt.

En effet, à supposer que l’État doive rembourser sa dette « BdF », en recourant à un nouvel emprunt contracté à un taux d’intérêt plus élevé, cela n’aurait aucune incidence budgétaire puisque les intérêts versés par l’État seraient restitués à l’État sous forme de dividendes.

Deux conditions doivent pourtant être réunies. D’abord que la BdF rachète cette nouvelle dette sur le marché secondaire (on voit mal pourquoi elle ne le ferait pas !). Ensuite qu’il n’y ait pas eu au préalable une annulation même partielle de la dette qui en générant des fonds propres négatifs priverait l’État de ses dividendes. L’annulation de la dette n’empêcherait peut-être pas de faire « rouler » la dette, mais elle en augmenterait le coût.

Cette fois encore, l’annulation de la dette serait donc contre-productive.

Annulation, politique monétaire et inflation

L’annulation de la dette publique détenue par la Bdf réduirait les marges de manœuvre de la politique monétaire puisque celle-ci ne pourrait plus rétrocéder au marché les titres qu’elle détient.

Mais pourquoi le ferait-elle ?

En cas de pression inflationniste, les banques centrales augmentent les taux d’intérêt pour contenir la création monétaire. Cette politique a deux effets négatifs qui depuis un quart de siècle suffisent à refroidir les ardeurs des banquiers centraux : d’une part la hausse des taux ralentit la croissance économique en pesant sur l’emploi et, bien pire, elle fragilise les marchés financiers jusqu’à causer des crises de type subprime. Dès lors, il peut être tentant pour les banques centrales d’agir autrement sur la base monétaire que par les taux d’intérêt, par exemple en se débarrassant d’une partie des titres qu’elle détient et, notamment, des titres de la dette publique. Les rétrocéder au marché permet en effet de réduire la base monétaire.

Cette perspective pourrait certes donner un argument aux partisans de l’annulation. Ils pourraient dire « Vous voyez bien, le financement monétaire de la dette publique est réversible et donc illusoire puisque en cas de rétrocession, elle restera due avec un intérêt qui, cette fois, ne reviendra plus à l’État mais aux créanciers ». C’est vrai (même si la banque centrale peut tout aussi bien rétrocéder ses créances privées). Mais les économistes de l’annulation n’essaient-ils de nous convaincre par ailleurs que l’inflation n’existe plus, qu’elle n’a pratiquement aucune chance de revenir et que les banquiers centraux même les plus conservateurs et les plus pavloviens n’auraient donc plus l’occasion d’augmenter les taux d’intérêt ?

Rétrocéder des créances publiques au marché pour contenir une base monétaire qui alimenterait l’inflation ou la spéculation constitue-t-il un danger ? Pa s’il s’agit de prévenir une crise.

En réalité, dans ce scénario de rétrocession qui reste, il est vrai, très hypothétique, le coût pour l’État serait sans doute inférieur à celui d’une politique monétaire « conventionnelle » de hausse des taux d’intérêt qui non seulement augmenterait le coût de son refinancement mais ralentirait la croissance au risque de faire éclater inopportunément une bulle spéculative. Il s’ensuivrait inévitablement une politique « keynésienne » de déficit budgétaire et… d’endettement.

Des exemples historiques à « côté de la plaque ».

Les partisans de l’annulation appuient leur démonstration de précédents historiques qui n’ont rien à voir avec leur sujet et pour cause puisque la situation est inédite et consubstantielle aux politiques dites « non conventionnelles » pratiquées depuis moins de quinze ans.

Certes, les annulations de la dette ont été relativement fréquentes dans l’histoire et elles ont parfois, pas toujours, « libéré » la croissance. Elles n’avaient pourtant aucun rapport avec le type d’annulation préconisé par nos économistes.

Le plus souvent (aux historiens de chercher les exceptions et je ne doute pas qu’ils en trouveront) :

  1. Les annulations répondent à une insolvabilité que ne connaît pas (aujourd’hui) la zone euro. Dans ce cas, le pays n’a plus les moyens de rembourser sa dette et, a fortiori, d’emprunter pour la faire « rouler ». Ce fut le cas de la dette des pays en développement ou émergents dans les années 1980 et 1990. Aujourd’hui les pays de la zone euro sont dans la situation exactement inverse : les grands financiers se pressent pour prêter. Les taux d’intérêt négatifs en sont la démonstration.
  2. Les dettes étaient libellées en devises étrangères ce qui rendait plus difficile leur remboursement puisque le pays devait dégager un excédent courant pour la rembourser. Souvent précédée d’une inflation et d’une dépréciation de la monnaie nationale, la dette n’en était alors qu’alourdie. Cette fois encore, la dette de la zone euro, logée à la BCE, n’entre pas dans ce cadre.
  3. Les créanciers furent souvent des États étrangers généralement plus conciliants que les créanciers privés, moins nombreux, se coordonnant mieux avec, parfois des motivations géopolitiques. Cette fois le créancier n’est pas un état étranger mais… la banque centrale du pays débiteur c’est-à-dire l’État lui-même !

L’exemple souvent évoqué par Thomas Piketty, l’annulation partielle de la dette allemande en 1953 cumule ces trois circonstances : l’Allemagne est toujours peu solvable (mais ce n’est pas l’essentiel car elle est alors en train de le devenir), la dette est exprimée en monnaie étrangère et elle est due en grande partie à des États qui veulent solder le passé et consolider la toute jeune République fédérale, rempart contre une URSS menaçante et qui doit impérativement afficher de meilleures performances que la RDA. La plus grande partie de la dette est par ailleurs un reliquat de l’avant-guerre, notamment les fameuses réparations allemandes du Traité de Versailles, qui avaient déjà été répudiées vingt ans plus tôt par Hitler ! La soi-disant annulation est donc, en partie, l’entérinement d’un fait accompli. En fait, beaucoup de ces mesures devaient permettre à l’Allemagne de reconstituer ses réserves en dollars pour qu’elle puisse entrer dans le système de Bretton Woods et s’arrimer ainsi à l’Occident.

Que ceux qui voient un quelconque rapport avec la problématique actuelle lèvent la main !

La Conférence de Londres sur la dette allemande (1953)

Piketty en rajoute une couche en affirmant que cette annulation de 1953 aurait permis à l’Allemagne de retrouver sa puissance économique en un rien de temps. C’est oublier les trois évènements majeurs qui avaient précédé : la réforme monétaire de 1948, le plan Marshall et la guerre de Corée qui avait permis de relancer l’économie européenne et, tout particulièrement, l’industrie allemande. En 1953, le « miracle allemand » était déjà bien installé sur ses rails.

Conclusion

Que cache l’annulation de la dette ? Peut-être la volonté de laisser la possibilité de créer encore davantage de monnaie qui serait largement et généreusement redistribuée comme l’envisageait autrefois le très conservateur libéral Milton Friedman avec sa « monnaie hélicoptère » (aujourd’hui, pour faire moderne, on parle de « drone monétaire »). Ses partisans, plus ou moins influencés par la Modern Monetary Theory (MMT) américaine commettent une erreur logique. Il n’est nullement besoin d’annuler la dette pour créer de la monnaie. Joe Biden n’a-t-il pas décidé de piloter lui-même l’hélicoptère qui, à tort ou à raison, déversera bientôt un revenu forfaitaire à la plupart des ménages américains sans qu’il pense même annuler une dette publique qui explose.

Les économistes concernés commettent aussi une erreur factuelle en négligeant ce qui est peut-être l’évolution la plus importante de l’économie monétaire actuelle : quand une création excessive de monnaie ne crée pas une inflation « traditionnelle » (hausse du niveau général des prix), elle crée une inflation d’actifs (hausse des cours boursiers, de l’immobilier, etc.) qui alimente des bulles spéculatives socialement et macro-économiquement catastrophiques. C’est d’autant plus étonnant que les économistes pro-annulation s’affichent souvent comme « de gauche » (ce qui ne signifie pas que tous les économistes « de gauche » soient pro-annulation). L’augmentation des inégalités de patrimoine, déplorée par ailleurs, n’est-elle pas due à une survalorisation des actifs liée à la création monétaire ? L’éclatement de ces bulles spéculatives ne provoque-t-elle pas comme en 2001 et comme en 2008, des crises économiques qui atteignent bien davantage les plus modestes que les plus riches.

La réponse est bien faible : la création monétaire ne doit pas se faire au profit des banques mais des ménages comme, par exemple, relancer la demande par une « monnaie hélicoptère ». Mais quelles seraient les conséquences sociales de faillites bancaires en chaîne ? Cette « monnaie hélicoptère » distribuée aux ménages ne provoquerait-elle pas une bonne inflation à l’ancienne (je reconnais qu’une inflation modérée serait plutôt une bonne chose économiquement à défaut de l’être socialement). Et puis la monnaie est fluide : ne resterait-elle aux ménages ou ne finirait-elle pas par rejoindre le circuit de l’épargne et des banques ?

Pour conclure, l’annulation de la dette telle qu’elle est proposée aujourd’hui par certains économistes veut répondre à des problèmes qui n’existent pas. Elle ne sert à rien, est contreproductive et peut faire prendre de grands risques à l’économie.

Brexit : une usine à gaz explosifs

Première réaction au texte adopté ce 17 octobre par le Conseil européen qui permettrait d’échapper au No Deal s’il était accepté par les Communes (ou par référendum, qui sait ?). Ce texte est un rafistolage, une usine à gaz et peut-être même à gaz explosif.

Le texte initialement accepté par Theresa May est repris. Seules l’annexe sur l’Irlande et la déclaration politique sont modifiées. En d’autres termes, l’Irlande du Nord restera bien un territoire douanier à part relevant du marché unique européen. La province irlandaise constituera néanmoins un territoire douanier autonome qui formera à terme une Union douanière avec la Grande-Bretagne. En soi, c’est un assemblage plutôt baroque…

Pendant la période de transition qui durera un an ou vraisemblablement beaucoup plus, rien ne sera vraiment changé, la Grande-Bretagne restant dans une Union douanière avec l’Union européenne. Mais après….

Les frontières extérieures de l’Union ne passeront pas entre les deux Irlande. C’est l’île dans son ensemble qui constituera le point d’entrée des biens importés des pays tiers. Pour les biens débarqués en Irlande du Nord, il reviendra aux douaniers britanniques de faire le tri entre ce qui restera à coup sûr en Irlande du Nord et qui se verra appliquer les droits britanniques et ceux qui « risquent » de passer au Sud et à qui appliqueraient les droits européens. Les exportations britanniques vers l’Irlande du Nord se verraient appliquer le même régime, mais les contrôles pourraient se faire au Royaume-Uni. Bien entendu, les critères qui permettront d’apprécier les risques restent à négocier.

C’est accorder une très grande confiance aux douanes britanniques d’autant plus qu’aussi subtils soient les futurs critères du « risque » ils auront peu de chance d’être à la hauteur des firmes multinationales et des trafiquants qui se rejoignent dans l’art de contourner les textes et les territoires. De plus, pour les entreprises, l’entrée en Irlande du Nord étant plus compliquée sera aussi plus coûteuse. C’est, ce que les économistes appellent une « perte sèche ».

Le régime douanier de l’Irlande du Nord sera inédit : appartenance à la fois au marché intérieur européen et à l’Union douanière britannique. La première situation n’est pas explicitement reprise dans le texte du 17 octobre puisqu’elle était prévue dans le texte antérieur. Il y aura donc liberté de circulation entre les deux Irlande sans droits de douane et avec des normes qui grosso modo sont celles appliquées sur la marché intérieur. L’Union douanière entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne est en revanche affirmée. La première sera partie prenante des traités commerciaux qui pourraient être conclus par la seconde. Si, par exemple, un traité de libre échange devait être signé avec les États-Unis (après la période de transition, ce sera possible) l’Irlande du Nord appliquerait des droits nuls aux importations américaines ce qui rendrait le détournement de trafic via la République d’Irlande encore plus tentant et la nécessité de règles d ‘origine extrêmement strictes que les douaniers britanniques accepteraient de vérifier avec zèle. On ne prend pas beaucoup de risques en prédisant que les négociations à venir risquent d’être bien difficiles et, en portant son regard encore plus loin, on peut d’ores et déjà annoncer l’ouverture dans cinq, dix ou vingt ans d’un débat sur une Europe passoire entretenue par la perfide Albion…

Mais le marché intérieur britannique lui-même est exposé. Ce n’est sans doute pas une grave préoccupation pour Boris Johnson qui s’est dit prêt à ouvrir son marché au Monde entier, mais qu’en sera-t-il vraiment ? En effet, les produits originaires de l’Union européenne ou de pays tiers une fois entrés en Irlande du Sud pourraient transiter par l’Irlande du Nord pour se déverser en Grande-Bretagne. Certes le problème pourrait être plus ou moins résolu avec l’Europe si un traité de libre-échange était finalisé et avec le reste du Monde si le Royaume s’ouvrait à tous les vents renouant ainsi avec son glorieux passé (plus mythique d’ailleurs que réel), mais on n’en est pas encore là.

Il faut bien le reconnaître, la défense du marché intérieur de l’Union européenne ressort affaibli de l’accord et la volonté légitime d’échapper à un No Deal catastrophique a sans doute conduit à glisser la poussière sur le tapis en se disant qu’il serait bien temps par la suite d’achever le balayage… C’est d’ailleurs toujours un peu comme ça que s’achèvent les négociations et c’est aussi pour ça qu’assez souvent l’histoire les juge sévèrement.

Brexit : l’impossible négociation

Britain’s Northern Ireland Secretary Julian Smith (L) and Britain’s Prime Minister Boris Johnson arrive at Stormont House, Belfast for talks on July 31, 2019. / AFP / POOL / –

Ici et là, dans la presse et les réseaux sociaux, au moment même où le nouveau Premier Ministre britannique ignore superbement la Commission européenne et les dirigeants européens, certains commentateurs, généralement assez peu europhiles, appellent à la réouverture des négociations afin d’éviter un No Deal catastrophique pour tous et, en premier lieu, pour l’Union Européenne.

Ils font bien entendu le jeu de Boris Johnson dont la stratégie est justement de présenter l’Union Européenne comme une institution arrogante et punitive. Et si une frontière devait être rétablie entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, ce ne serait pas de son fait -il vient de le promettre (il est vrai que les promesses de Boris sont, comme le disait ma grand-mère, des promesses d’ivrogne)- car les douaniers seraient du côté de la République d’Irlande, donc de l’Union Européenne. Car telle est sa tactique : rendre le No Deal destructeur pour l’Union en la forçant à rétablir une frontière dont l’Irlande ne veut pas. Selon lui, cette menace devrait faire céder l’Europe.

Et il est vrai qu’en cas de No Deal, l’Union Européenne ne pourra échapper au rétablissement d’une frontière. Pourquoi ? Pour que le Monde entier ne fasse pas transiter ses marchandises par l’Irlande du Nord pour se déverser sur le marché européen via la République d’Irlande.

Les commentateurs qui entretiennent la flamme borissienne en dénonçant l’intransigeance de l’Union européenne laissent croire que celle-ci est fermée à toute négociation. C’est vrai pour l’accord de sortie, ça ne l’est pas pour la déclaration politique qui prépare une future négociation sur les relations futures avec l’Union européenne. Entre les deux, une Union douanière serait maintenue évitant de rétablir une frontière entre les deux Irlande.

L’accord de sortie signé par Theresa May et rejeté par trois fois prévoit un engagement de backstop c’est-à-dire un non rétablissement de la frontière ce qui pérenniserait l’Union douanière entre le Royaume et l’Union Européenne. Or, pour les Brexiters, la sortie du Royaume-Uni avait justement pour avantage de lui faire retrouver l’indépendance de sa politique commerciale, négocier avec le Monde -particulièrement le Commonwealth- ses propres traités commerciaux ce qui lui serait interdit dans une Union Douanière où la politique commerciale envers les pays tiers est commune. C’est d’ailleurs cela qui permet de s’affranchir des frontières. Sur ce point, les Brexiters n’avaient pas tort. Le backstop rend difficile d’autres solutions que l’Union douanière.

L’Union Européenne avait-elle le choix ? Non. Elle est partie prenante de l’accord du Vendredi Saint (1998) qui prévoyait l’abolition de la frontière entre les deux Irlande. Oublier le backstop, c’était non seulement renier ses engagements mais se désolidariser d’un pays membre, la République d’Irlande. Ce n’est pas punir l’Angleterre que de faire en sorte que son choix ne fasse pas éclater l’Union (mais on comprend que cette perspective réjouisse nos commentateurs eurosceptiques qui n’attendent que cela).

Les commentateurs qui feignent de jeter un regard condescendant sur le Royaume et critique sur l’Union oublient pourtant deux choses.

La première est qu’une partie importante de la classe politique anglaise -travaillistes, libéraux, une partie des conservateurs- s’accommoderait très bien d’une Union douanière avec l’Union Européenne. Si les négociations entre Theresa May et les travaillistes ont échoué c’était parce qu’une partie de sa majorité refusait cette option.

La seconde est que, quoiqu’en disent les commentateurs condescendants, il existe des solutions qui restent accessibles puisque négociables dans le cadre des futures négociations. La plus évidente est de faire de l’Irlande du Nord un territoire douanier autonome (comme le sont déjà plusieurs possessions de la couronne comme les iles anglo-normandes ou l’ile de Man) lui permettant de rester dans une Union douanière, la Grande Bretagne (avec ou sans l’Ecosse, mais c’est une autre histoire) mettant en place un autre régime : traité de libre-échange ou pas de traité du tout…. Certes, cette solution impliquerait d’établir une frontière entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne et donc fractionner davantage le Royaume-Uni. Mais le No Deal risque de conduire à une coupure plus franche encore et peut-être même plus brutale. Cette option raisonnable avait été proposée par l’Union Européenne mais refusée par Theresa May qui avait besoin des députés irlandais unionistes pour conserver sa majorité. Cette solution reste accessible dans la négociation « post-deal ».

Le problème n’est donc pas l’entêtement et l’intransigeance de l’Union européenne, mais dans la crise politique que traverse le Royaume après un référendum qu’avait accepté David Cameron pour … la prévenir.

Le fiasco des méga-accords commerciaux

Accord de libre-échange entre l’Union européenne et le Mercosur

Extrait de « Mondialisation à la dérive. Europe sans boussole« 


Le charme de l’alternative bilatérale au système multilatéral d’après-guerre s’est révélé illusoire. Les deux modes de négociation se heurtent aux mêmes blocages, notamment la crainte, avérée ou fantasmée, d’effets destructeurs sur l’économie nationale, l’emploi ou l’environnement et, de plus en plus, les réflexes identitaires et nationalistes de pays qui voient dans tout accord commercial un abandon de souveraineté. …

Paradoxalement, l’activisme intégrateur des années 1990-2000 soutenu par la prolifération des traités bilatéraux de plus en plus « profonds » a parfois laissé échapper quelques effluves de « non-discrimination » et donc de multilatéralisme. Car les mesures d’intégration profonde « à l’intérieur des frontières » sont plus difficiles à discriminer que celles « à la frontière ».  On peut différencier les droits de douane ou les règles d’origine mais pas les réglementations. Un pays pourra assez difficilement introduire dans son droit de la concurrence ou dans son droit du travail des mesures qui ne s’appliqueraient qu’aux pays partenaires. Lorsque, dans le CETA, le Canada s’engage auprès de l’Union Européenne à ratifier les conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le bilatéral se mue en multilatéral.

Dans ce cas, l’intégration profonde relativise la question traditionnelle des effets de détournement. De ce point de vue, mais de ce point de vue seulement, les accords d’intégration profonde développent, mais un peu malgré eux, une forme nouvelle de multilatéralisme.

Les dirigeants des anciens leadeurs, les Etats-Unis, l’Union Européenne et aussi, dans une certaine mesure, les deux autres membres de l’ancienne Quadrilatérale, le Canada et le Japon, ne s’y sont pas trompés.

Longtemps, ces quatre pays avaient pris soin d’éviter de négocier entre eux, même si dans les années 1990 un projet de partenariat transatlantique avait été esquissé par le Commissaire en charge du Commerce, le britannique Leon Brittan. Comme tout britannique conservateur d’hier et d’aujourd’hui, il cultivait le fantasme churchillien d’une « relation particulière » entre les Etats-Unis et l’Angleterre qu’il désirait porter au niveau européen. On en était resté là.

Pour les Etats-Unis comme pour l’Union Européenne, la montée des pays émergents et, en tout premier lieu de la Chine, et l’affaiblissement du soutien politique aux accords multilatéraux – le cycle de Doha -, ont affaibli le pouvoir de leadeurship qu’ils exerçaient jusqu’alors. La stratégie du Président Obama (2009-2017), en ligne avec celle de ses prédécesseurs, est appropriée par les Commissions Barroso (2004-2014). Il s’agit de promouvoir un « post- multilatéralisme » qui contournerait une OMC défaillante, rivée à une conception trop étroite des relations commerciales, incapable de se saisir des sujets de l’ancienne économie, comme la concurrence, les investissements ou les marchés publics et moins encore des thèmes de la nouvelle comme le commerce électronique ou la protection des données. Plus grave encore, peut-être, l’OMC ne répondrait plus aux inquiétudes de la société civile notamment en ce qui concerne les droits sociaux, les questions environnementales ou la sécurité alimentaire.

Mais comment promouvoir le post-multilatéralisme sans pour autant rejeter les valeurs multilatérales, fondées sur la recherche de compromis et la valorisation d’intérêts partagés ? La réponse sera : par des méga-accords commerciaux de la « nouvelle génération » qui établiraient de nouvelles normes sur de nouveaux sujets. Ils s’imposeraient à tous dès lors que cumulés, ils représenteraient l’essentiel du commerce international. Les pays récalcitrants, la Chine d’abord mais aussi l’Inde ou le Brésil, n’auraient plus d’autre choix que de s’y rallier par « effet domino », universalisant ainsi les nouvelles règles du jeu du commerce international.

C’est ainsi que l’administration Obama s’engage dans des négociations avec quelques pays de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) pour s’élargir progressivement à 12 pays d’Asie ou d’Amérique[i]. Si la Chine ou l’Inde ne sont pas partie prenante, les pays concernés représentent 40% du PNB mondial et 30% des exportations de marchandises. Bien que l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) soit signé le 4 février 2016, le Président Trump ne demandera pas sa ratification au Congrès. L’exécutif avait de toute façon peu de chances de l’obtenir quel qu’ait été l’élu(e). 

Le deuxième méga-accords entre l’Union Européenne et les Etats-Unis – 27% des exportations mondiales de marchandises – n’a pas mieux abouti. Le « Partenariat transatlantique de commerce et d’investissement » («Transatlantic Trade and Investment Partnership » ou TTIP), parfois rabaissé dans ses ambitions sous l’appellation de « Traité de libre-échange transatlantique » (Transatlantic Free Trade Area ou TAFTA), ambitionnait une « intégration profonde » en intégrant des sujets comme l’investissement, les marchés publics, la concurrence, les normes de travail, l’environnement, les indications géographiques, le rapprochement des législations (notamment dans les services financiers) et des normes techniques. Mais ce projet, très mal préparé et présenté encore plus maladroitement, et qui ambitionnait de ronger le noyau dur des protections, s’est vite heurté à des impasses. Chaque partie avait beaucoup à demander à l’autre, mais trop peu à lui concéder. L’Europe n’accepterait jamais des poulets trempés dans l’eau de javel et les Etats-Unis des fromages non pasteurisés. Il n’y avait pas de grain à moudre et, avant même l’élection de Donald Trump, la négociation mal engagée avait dû être suspendue. C’est en effet en août 2016 que le gouvernement allemand, immédiatement suivi du gouvernement français, annonçait l’échec de facto des négociations.

Du côté européen, la vision « post-multilatérale » des relations économiques internationales devait intégrer la quatrième et la septième puissance commerciale, c’est-à-dire le Japon et le Canada (les Etats-Unis et l’Union Européenne ayant chacun un accord avec la sixième, la Corée du Sud et la huitième, le Mexique).

L’Accord économique et commercial global (AEGC) entre l’Union européenne et le Canada (Comprehensive Economic and Trade Agreement ou CETA) est donc lui aussi un accord de «nouvelle génération ». Signé le 30 octobre 2016, il reste à ratifier même s’il est entré « provisoirement » et partiellement en vigueur le 21 septembre 2017.

Engagé en 2013, l’Accord de partenariat privilégié avec le Japon (Japan-EU Free Trade Agreement ou JEFTA) a été finalisé en décembre 2017 et va lui aussi au-delà des questions strictement commerciales en intégrant notamment les « sujets de Singapour » (concurrence, investissement, marchés publics) ou la protection des données. Ratifié en décembre 2018, sa partie commerciale entre en vigueur en février 2019.

Pour l’avenir des relations économiques internationales, la conclusion la plus importante est pourtant l’échec relatif du passage au « post-multilatéralisme », promu par Obama et qui pariait sur l’effet-domino. L’élection de Donald Trump n’a fait que précipiter la mort d’un malade à l’agonie : son prédécesseur n’avait pas réussi à faire ratifier le TPP avant son départ et « sa » candidate Hillary Clinton, qui l’avait autrefois porté comme Secrétaire d’État, le rejetait maintenant.  Les onze autres pays signataires dans le traité ont certes confirmé leur engagement dans ce traité ; adapté à la marge, et rebaptisé Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP)[ii], entré en vigueur le 30 décembre 2018 pour les six premiers pays l’ayant ratifié (Canada, Australie, Japon, Mexique, Nouvelle-Zélande et Singapour) qui ont par ailleurs ratifié (Canada, Japon, Mexique), signé (Singapour) un accord avec l’Union Européenne. Mais hors les Etats-Unis, cette sympathique détermination n’est pas à la hauteur du défi.

Du côté européen le TTIP avait davantage été porté par l’ancienne Commission Barroso que par la nouvelle Commission Juncker qui en a hérité et a d’abord dû répondre à la bronca de la société civile qui se plaignait de l’opacité des négociations. Elle l’a moins été encore par les responsables politiques. La Chancelière allemande notamment, s’est révélée plus méfiante qu’enthousiaste.

Ce ne sera donc pas par la voie des méga-accords que le système international se réformera.

Les dispositions non traditionnelles introduites dans les accords visaient certes à favoriser la mondialisation en libéralisant de nouveaux domaines mais d’autres mesures devaient aussi répondre aux opinions publiques en les rassurant sur le respect des droits des travailleurs ou sur l’engagement environnemental. Mais l’équilibre n’a pas été trouvé. Les opinions publiques ont surtout retenu que les régulations « à l’intérieur des frontières » remettaient en cause la souveraineté nationale en matière de lois et de normes protectrices, quelles que soient les précautions plus ou moins adroites introduites dans les textes et généralement non contraignantes. La société civile a d’ailleurs beaucoup moins contesté les dispositions strictement commerciales, comme la baisse des droits de douane, que les questions relatives au règlement des différends entre les firmes multinationales et les États, le risque de moins-disant en matière de normes sanitaires ou sociales ou le risque d’abaissement du « principe de précaution ».


[i] États-Unis, Canada, Mexique, Chili, Pérou, Japon, Malaisie, Vietnam, Singapour, Brunei, Australie et Nouvelle-Zélande

[ii] En Anglais Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership (CPTPP)

Le climat n’est pas la seule raison de refuser un accord commercial avec les Etats-Unis

En savoir plus sur ces questions en lisant mon livre : Mondialisation à la dérive. Europe sans boussole

En refusant de signer le mandat que le Conseil doit donner à la Commission pour engager des négociations commerciales avec les Etats-Unis, le Président Macron respecte sa promesse d’exiger que le pays concerné ait ratifié l’accord de Paris.

Mais le climat n’est pas seule raison pour refuser la négociation d’un traité commercial avec les Etats-Unis. Voici une liste de raisons non exhaustives (à chacun de compléter par ses certitudes):

  • Un accord de libre-échange doit répondre à une volonté commune et non à une menace. Il ne se négocie pas le couteau sous la gorge.
  • Comme le montre le précédent de la renégociation de l’ALENA, un accord de libre-échange n’empêchera pas les Etats-Unis de surtaxer les exportations européennes d’acier et d’aluminium en violation des règles de l’OMC.
  • La Commission espère régler un différend entre l’UE et les Etats-Unis . Mais c’est comme transporter de l’eau dans une épuisette. La fonction d’un accord commercial est d’ouvrir le commerce, pas d’éviter sa fermeture.
  • Le cas échéant, le conflit devrait être réglé au niveau de l’OMC . En négociant un traité bilatéral, l’UE se résigne à délaisser une procédure de règlement des différends qui a fait ses preuves même si elle gêne les Etats-Unis qui voudraient que l’OMC donne toujours raison aux Etats-Unis et jamais aux pays plaignants. En cherchant une sortie par un accord commercial « bilatéral » , on évite de traiter la mise en cause américaine d’un multilatéralisme que, par ailleurs, l’Union Européenne prétend défendre. Quid du veto américain à la nomination de nouveaux juges à l’organe d’appel, ce qui risque de bientôt bloquer la procédure ?
  • La négociation est une illusion. Elle est condamnée à échouer tout comme a échoué la négociation transatlantique (TTIP) suspendue en 2016. Certes, le mandat européen sera cette fois beaucoup moins ambitieux. C’est un adieu aux accords de « la nouvelle génération ». Mais cela n’implique pas que la négociation sera plus facile. En effet, on réduit d’autant le « grain à moudre » c’est à dire les concessions qu’une partie pourrait échanger contre celles de l’autre partie. Rappelons d’ailleurs que pour être OMC-compatible (article XX du GATT), l’ouverture des marchés devra tout de même concerner l’essentiel du commerce de biens.
  • Et justement, sans même attendre les incompatibilités qui ne manqueront pas d’apparaître en cours de négociation, avant même leur ouverture, les Etats-Unis sont en désaccord sur les thèmes couverts par le mandat européen qui excluraient, notamment, l’agriculture, ce qui laisse bien augurer de la suite !
  • Compte tenu du scepticisme croissant vis-à-vis de l’ouverture commerciale, qu’il soit justifié ou non, le coût politique de cette négociation (et que dire d’un accord si, par miracle, il se réalisait !) ne sera pas compensé par un gain économique en terme de baisse de prix des biens importés. Les droits de douane moyens sont déjà très faibles en moyenne même si les écarts peuvent être importants dans certains secteurs : plus élevés pour les automobiles en Europe, pour les poids lourds aux Etats-Unis. Les gains seront d’autant plus faibles.
  • Contrairement à une idée fausse, un traité de libre-échange supprime les droits de douanes mais ne « facilite » pas les échanges c’est-à-dire des formalités douanières coûteuses. Pour bénéficier de l’exonération douanière, les pays devront démontrer que l’origine des biens exportés répond aux règles préalablement négociées. Si, par exemple, les règles de l’ALENA renégocié étaient appliquées, Mercedes devrait démontrer que les automobiles que la firme allemande exporte aux Etats-Unis contiennent (entre autres) 75% de valeur ajoutée européenne ou américaine.
  • Ces règles d’origine auront d’autres effets négatifs qui pèseront sur les gains économiques . Elles contraindront les entreprises européennes (mais aussi américaines) à acheter des composants produits chez l’un des partenaires, même s’ils sont plus chers qu’ailleurs, au Canada, en Corée ou en Chine par exemple. Le comble de l’absurde est que l’UE -mais aussi les Etats-Unis- ont déjà des accords de libre-échange avec d’autres pays qui ont leurs propres règles d’origine. Satisfaire les exigences d’un traité avec l’un – le Canada ou la Corée, par exemple- diminue les chances de pouvoir les respecter avec les autres à moins de fragmenter la chaîne d’approvisionnement et gonfler encore davantage les coûts de production. Techniquement, cette difficulté pourrait être atténuée grâce à des règles de cumul ce qui reviendrait de facto à élargir le traité UE-USA aux pays avec lesquels des accords existent déjà. Politiquement, les négociations seraient extrêmement difficiles et, à supposer, que tous les autres problèmes aient été résolus, ce qui est déjà très optimiste, la négociation des règles d’origine suffirait à tout faire capoter.

La question du Brexit a fini par diviser l’Europe. L’Union Européenne doit-elle s’encombrer d’un nouveau sujet qui élargir ces failles qui minent l’Europe. Toutes proportions gardées, le Conseil, qui décide à la majorité qualifiée, va donc nous entraîner dans de nouvelles impasses . N’ayons aucune illusion. Même si les deux parties parvenaient à signer un accord : sa ratification serait très improbable aux Etats-Unis comme en Europe. En retour, comme cette ratification sera improbable, la conclusion de la négociation le sera aussi !

Brexit : la face cachée de l’Union douanière

L’Union douanière préconisée par les travaillistes, séduisante a priori, est peu envisageable dans la réalité. Certes elle a l’avantage de maintenir des échanges sans droits de douane entre le RU et l’UE et ainsi d’éviter le retour des frontières « dures ». Mais vis-à-vis des pays tiers le RU devra s’aligner sur la politique commerciale de l’UE ce qui, en soi, suffit à le rendre difficilement acceptable. Mais ce n’est pas tout. On oublie d’autres conséquences : au nom de l’Union douanière, le RU devra laisser entrer librement les biens importés des pays avec lesquels l’UE a un accord commercial (entre autres : Mexique, Canada, Corée, Afrique du Sud, Turquie,… y compris les pays en développement qui incluent d’anciennes colonies britanniques) mais sans réciprocité. En effet, le RU n’a pas -pour l’instant- d’accord avec ces pays qui ne sont nullement engagés par le deal et il n’est pas certain que le Ministre du Commerce ait beaucoup avancé pour conclure très vite des accords UE-compatibles. Les exportations du RU supporteront donc le droit de douane OMC  (dit NPF) de ces pays partenaires de l’UE dont resteront évidemment exonérés les pays de l’UE. On comprend à la fois que les hard-brexiters s’excitent et que d’autres trouvent que vraiment, le Brexit est bien une grosse bêtise !

Pourquoi le Brexit est une impasse

Extrait de Mondialisation à la dérive. Europe sans boussole, p. 118-121

Le Royaume-Uni subira une perte plus importante que celle de l’UE. Il assumera seul des tâches auparavant confiées à Bruxelles et qui bénéficiaient d’économies d’échelle comme la politique de la concurrence, les réglementations sanitaires et, bien sûr, la politique commerciale. Elle affrontera le risque de délocalisation de ses firmes dans tous les secteurs, et pas uniquement dans le secteur financier. L’industrie britannique, qui avait connu une renaissance remarquable, stimulée par les investissements étrangers, pourrait voir sa structuration remise en cause par la rupture de la chaîne de valeur. La crise économique n’est pas inéluctable, mais les futurs gouvernements devront être très imaginatifs pour trouver une alternative qui éviterait un retour au lent déclin britannique qu’un demi-siècle plutôt, l’adhésion du Royaume Uni avait contribué à enrayer.

Car le Royaume-Uni s’est trouvé confronté à un trilemme impossible :

Le rapport de force est évidemment du côté des 27. Le RU, ne représente que 16% du PIB européen. Il est en position de demandeur vis-à-vis de tous les autres. Mais il n’est pas acquis que, pour l’Angleterre, un accord soit meilleur que pas d’accord du tout, tant pour des raisons économiques que pour des raisons politiques.

Il opte pour un Brexit « doux » de type Espace Économique Européen (EEE), marché commun sans union douanière. Elle impose une liberté de circulation des personnes plus ou moins limitée, mais perpétue une grande partie des contraintes rejetées par les électeurs comme la contribution au budget européen et l’adaptation aux règles européennes. La possibilité de négocier des traités est également fortement réduite car le RU serait contraint d’imposer à ses partenaires potentiels le respect des normes et des réglementations européennes. En cas d’Union douanière, alternative à l’EEE, le Royaume-Uni ne pourrait plus négocier ses propres accords commerciaux éteignant ainsi la flamme mondialiste des pro-Brexit. Les pertes économiques seraient contenues mais la perte politique serait maximale. Non seulement le Brexit ne répondrait pas au slogan de ses partisans – « Take back control » (Reprenons le contrôle), mais il l’inverserait puisque le Royaume-Uni ne participerait plus à la prise de décisions qui pourtant les concernent. Il n’aurait plus de Commissaires, plus de députés et, à terme, plus de fonctionnaires européens …

Il opte pour un Brexit « dur » limité à un traité de libre-échange de type CETA avec la Canada. Le vote britannique est respecté, le Royaume redevient libre de ses accords commerciaux, mais la perte économique est élevée. L’Angleterre, compétitive et excédentaire dans les services, devra renoncer au libre-accès au marché européen notamment pour les services financiers. Pour exporter ses marchandises vers l’Europe elle devra respecter des règles d’origine qui contraindront ses approvisionnements en biens intermédiaires et compliqueront la négociation d’accords commerciaux avec le reste du Monde. Les firmes implantées en Grande-Bretagne seraient alors encouragées à se délocaliser dans l’Union européenne. Ces mêmes règles d’origine imposeront à la Grande-Bretagne de rétablir une frontière entre les deux Irlande où entre celle-ci et la Grande-Bretagne, si l’Irlande du Nord devait acquérir un statut d’autonomie douanière. La province pourrait rester dans le marché unique mais se rapprocherait ainsi d’une réunification dont ne veulent à aucun prix les Unionistes nord-irlandais.

Finalement, il n’est même pas certain que cette dernière solution soit très sensiblement préférable à celle d’une absence d’accord. L’Union Européenne appliquerait alors au Royaume-Uni ses tarifs NPF (nation la plus favorisée), les mêmes que ceux appliqués aux pays non liés par un traité commercial, comme les Etats-Unis ou la Chine. Quant à elle, le Royaume-Uni devrait sans doute reprendre la grille tarifaire de l’Union Européenne pour ne pas avoir à négocier ses droits à l’OMC, ce qui ne l’empêcherait pas d’appliquer, des droits plus faibles. Assez paradoxalement, peut-être, l’UE pourrait trouver dans une Grande-Bretagne isolée un allié pour défendre le multilatéralisme, seule option pour un pays brutalement dépouillé de ses accords commerciaux. À l’inverse, L’UE pourrait devoir affronter les attaques prédatrices d’un Singapour atlantique, dont rêvent les libertariens pro-Brexit et qui manierait tous les dumpings qu’ils soient sociaux, environnementaux ou fiscaux… Mais la Grande-Bretagne n’est ni un îlot des Caraïbes, ni une ville-État asiatique et elle n’aurait sans doute pas les moyens politiques, économiques et financiers de mener cette guerre.

Aucune des voies qui viennent d’être évoquées ne bénéficie d’un soutien politique suffisant et même si le gouvernement britannique trouvait la combinaison complexe qui lui conférerait un soutien interne minimal, il est très improbable que l’Union Européenne accepte des dispositions tordues qui remettraient en cause ses principes. De fait, la meilleure solution pour le Royaume-Uni serait sans aucun doute – humiliation suprême – de renoncer au Brexit. Mais arriverait-elle à préserver l’influence qu’elle exerçait autrefois sur l’Europe et qui avait freiné les velléités fédéralistes et poussé l’Union vers un libéralisme thatchérien?