La fin du long siècle américain

Jean-Marc Siroën
Interview pour Atlantico , 29 juin 2025

1- En quoi pourrait-on dire que les politiques intérieures de l’administration Trump sur le plan économique témoignent d’un repli sur soi et d’un abandon de certains principes du leadership global américain ? Trump a-t-il eu raison, d’un point de vue économique, de mener une guerre commerciale avec la Chine, malgré les effets négatifs sur les marchés mondiaux ?

Tous les pays ont, plus ou moins, besoin des Etats-Unis pour leur commerce, leurs flux financiers, leur technologie, leur défense. Mais ce que Trump néglige c’est qu’eux aussi ont aussi besoin du monde pour financer leur déficit budgétaire, acheter ses produits et  trouver à l’étranger ce qu’ils ne produisent pas. Après la seconde guerre mondiale, les Etats-Unis étaient parvenus à trouver un équilibre à peu près stable (la « stabilité hégémonique » de Kindleberger) basé sur le principe que ce qui était bon pour le monde l’était aussi (et si possible davantage) pour eux. Donald Trump croit exactement l’inverse : ce qui est bon pour le monde est mauvais pour les Etats-Unis.

La politique économique menée par Donald Trump se caractérise par quelques traits forts : baisse des impôts censée être (très partiellement) compensée par les nouvelles recettes douanières et des coupes budgétaires (US Aid, licenciements de fonctionnaires, etc.) qui visent pourtant davantage à satisfaire les idéologues qu’à assurer la croissance à long terme (baisse des subventions aux universités les plus prestigieuses), freins à l’immigration malgré des tensions sur le marché de l’emploi. Reste la politique monétaire qui, pour l’instant, lui échappe du fait de la détermination du Président de la Banque centrale (Fed) Jérôme Powell qui a le tort de s’inquiéter des effets inflationnistes de la  politique d’un  Président qui se satisferait bien de son départ. Comme le déficit budgétaire, déjà abyssal sous la présidence Biden, risque de se creuser encore davantage, la dette américaine  pourrait remettre en cause le statut du dollar comme monnaie pivot du système monétaire international et menacer la stabilité des marchés financiers. La hausse des taux d’intérêt, plus élevés aux Etats-Unis que dans la zone euro, confirme ce déclin du « privilège exorbitant » dont bénéficiait le dollar.

La guerre commerciale avec la Chine sera évidemment coûteuse pour les deux pays. Elle risque non seulement d’alimenter l’inflation mais aussi d’atteindre ses firmes, celles qui y sous-traitent leur production, notamment dans l’électronique, mais aussi les firmes locales qui ont besoin d’importer des biens produits en Chine. Ce pays n’hésite pas à rappeler le quasi-monopole qu’il détient sur certaines matières premières, comme les terres rares.

2- Dans sa tentative de renforcer encore la puissance des États-Unis et via sa politique économique, Trump pourrait-il mettre fin brutalement à période de domination des Etats-Unis – ce que Henry Luce a appelé le premier « siècle américain » ?

Henry Luce, est avec d’autres, l’incarnation de l’internationaliste américain qui voulait que les Etats-Unis rompent avec leur isolationnisme pour que le XX° siècle soit américain. Donald Trump pense exactement le contraire et renoue avec l’isolationnisme de ses lointains prédécesseurs comme James Monroe ou William McKinley. Les premiers pensaient qu’« investir » (politiquement, militairement, économiquement,…) dans le reste du monde était rentable puisque cette politique facilitait l’ouverture et la stabilité des marchés. L’établissement de règles internationales même contraignantes pour eux-mêmes serait plus favorable à leurs intérêts qu’un monde qui en serait dépourvu. Pour les seconds, incarnés aujourd’hui par Trump, cet internationalisme est contre-productif et conduit à un transfert net de moyens au profit des autres pays qui ne seront même pas gré aux Etats-Unis de leur générosité. L’Amérique internationaliste est pour eux l’Amérique « nice guy », le « brave » gars » un peu simplet qui se fait toujours avoir par ses faux amis à qui il ne saurait refuser un service.

Oui, le XX° siècle, fortement influencé par l’internationalisme post-rooseveltien, a incontestablement été américain : privilège « exorbitant » du dollar (dont Trump semble se désintéresser), ouverture progressive et contrôlée des marchés, domination scientifique et culturelle (soft power), influence déterminante dans les organisations multilatérales, etc… L’aurait-il été si un isolationnisme « dur » à la Trump avait triomphé ? Difficile de refaire l’histoire, mais on peut en douter du fait même qu’une Amérique isolée aurait été moins tentée par la volonté de puissance. C’est d’ailleurs là une des grandes ambiguïtés du trumpisme qui utilise ce qui reste de la puissance américaine pour mettre en place un régime dont il croit qu’il en aurait moins besoin.

Qu’a fait d’autre Donald Trump que s’appliquer à « déconstruire » les piliers de la puissance américaine ?

3- Pensez-vous que la politique de retrait des accords internationaux (climat, OMS, etc.) affaiblit la compétitivité économique des États-Unis à long terme ? L’économie américaine peut-elle rester dominante si elle rompt avec ses alliances traditionnelles et l’ordre économique libéral ?

Le multilatéralisme fut, après la seconde guerre mondiale, la pierre angulaire du nouvel ordre économique international voulu par les Etats-Unis. Cette forme d’organisation repose sur des organisations et des accords internationaux censés répondre efficacement aux grandes questions globales. Cette forme d’organisation faite de droits et de devoirs est censée être un jeu gagnant-gagnant qui se substituerait aux jeux non coopératifs perdants-perdants qui sinon, s’imposeraient quasi spontanément dans un (dés)ordre international anarchique. Le problème avec Trump est qu’il est convaincu que le « jeu » de poker menteur qui s’est joué après 1945 n’était pas « gagnant-gagnant », mais gagnant seulement pour les autres et perdant pour les Etats-Unis.

La guerre commerciale actuelle montre bien pourtant que mettre à terre le multilatéralisme, incarné en l’occurrence par l’OMC, conduit bien à ce que les internationalistes craignaient : ne faire que des perdants.

Quand les questions sont de nature globale, comme le climat et les grandes épidémies, il n’est de solution que globales, c’est-à-dire multilatérales, avec ses organisations et/ou ses traités aussi imparfaits et limités soient-ils. Un pays tout seul, fut-ce les Etats-Unis, ne peut s’exonérer seul des risques épidémiques et climatiques, qui d’ailleurs sont relativisés, voire niés, par son administration. Cette dénégation est d’ailleurs la seule issue possible pour justifier leur retrait.

Celui-ci peut-il remettre en cause la domination des Etats-Unis ? Oui dans la mesure où l’influence américaine se diffusait aussi via ces organisations internationales. Leur retrait, s’il persistait, pourrait conduire à l’émergence d’autres formes de coopération (sur lesquelles cogitent aujourd’hui les géopoliticiens) qui pourraient bien les marginaliser. Après le néoconservatisme des années Bush Jr, qui n’a pas laissé de bons souvenirs, son opposé, l’isolationnisme trumpien, ne pourrait qu’accélérer ce retrait (relatif) des Etats-Unis.

4- Quels sont, selon vous, les coûts économiques de l’érosion du soft power américain pour les entreprises américaines à l’international ? Le protectionnisme de Trump a-t-il permis de relocaliser efficacement certaines industries aux États-Unis ? (Existe-t-il des données concluantes ?)

Comme l’a récemment rappelé Joseph Nye dans un article posthume (écrit avec autre grand politiste, Robert Keohane), la puissance repose d’une part sur la coercition et la rétribution (payment) qui relèvent du « hard power » et sur l’attraction qui relève du « soft power ». Les Etats-Unis de Trump ont renoncé à deux de ces trois attributs : la rétribution (suspension de l’US Aid, pressions sur les dépenses de défense des pays de l’OTAN, …) et le « soft power » (mise en silence de Voice of America, restrictions à l’accueil des étudiants étrangers, ….). Or l’US Aid, c’est aussi des contrats pour les firmes américaines, et l’American Way of Life, un vecteur pour les studios hollywoodiens plutôt maltraités par la nouvelle administration.

Certes un certain nombre d’industries ont affiché leur volonté de se relocaliser aux Etats-Unis. On attend de voir. Dans ces annonces, quelle est la part du bluff pour à la fois espérer les faveurs de l’administration américaine et faire peur à celle du pays d’origine pour obtenir des avantages réglementaires ou fiscaux ? Certes la délocalisation permettrait d’échapper aux droits de douane, mais qui peut être assuré de leur pérennité ? L’incertitude sur la politique économique et commerciale, et donc sur la stabilité macroéconomique et financière, risque de dérouter les investisseurs qui pourraient hésiter à se relocaliser dans un pays où la main-d’œuvre est rare, les salaires élevés, les laboratoires de recherche maltraités  et où ils paieront plus cher l’acier et l’aluminium surtaxés.

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