
Contrairement au très électoraliste programme du Rassemblement National aux contours bien fluctuants, celui du Nouveau Front populaire, concocté par des économistes qui le soutiennent, se présente explicitement comme un programme de « relance keynésienne « .
Je ne me livrerai pas au défi perdu d’avance d’évaluer son coût et moins encore de quantifier ses effets. On ne gagne jamais à ce jeu-là. Je me contenterai de montrer son inadéquation.
Techniquement, puisque « keynésienne », la relance préconisée se financerait après coup (ex post) grâce à l’effet multiplicateur des dépenses publiques tel qu’il fut exposé par l’économiste anglais, John Maynard Keynes (1883-1946) dans sa Théorie Générale (1936). Dans ce modèle, pour reprendre le programme NFP, l’augmentation des dépenses publiques « s’autofinance largement grâce au retour de la croissance » (j’avoue apprécier le terme de « largement » que je prends comme une façon de se rassurer soi-même !).
Explicitons ce petit tour de magie, bien connu des économistes, mais assez peu intelligibles pour les profanes. L’accroissement du déficit public qui, dans le programme, « se concentre sur la consommation populaire » aurait pour effet d’accroître la demande puis la production ce qui permettrait de réduire le chômage et donc la masse des salaires (par ailleurs augmentés grâce à la hausse du SMIC et l’indexation des salaires sur l’inflation). La demande de consommation peut alors de nouveau augmenter et ainsi de suite jusqu’à épuisement du processus. Comme l’écrit le programme avec la foi du charbonnier : « économiquement, cela crée un regain de consommation populaire vertueux pour toute l’économie » (je crois me souvenir qu’en 2022 les économistes de LFI estimaient qu’une injection de 100 augmenterait le PIB de 300). Cette croissance permettrait alors d’augmenter les recettes fiscales (TVA, IR,…) et ainsi de « boucler » le financement de la relance. Le déficit initial serait annulé et la dette remboursée…
Fastoche ! Confirmé par l’histoire (?), par les expériences étrangères (??) et même par un prix Nobel d’économie (comme quoi les économistes ne sont pas tous des néolibéraux de droite…). Nos dirigeants devaient être bien bêtes, ou trop « néolibéraux », pour ne pas y avoir pensé !
Mais c’est une illusion, bien sûr, un fourvoiement qui repose sur un faux diagnostic et de mauvais remèdes.
Le diagnostic d’abord. La théorie du multiplicateur a été formulée dans les années 1930 : chute de la demande et de la production, chômage massif (plus de 20 %). Cet excès d’offre par rapport à la demande avait provoqué une déflation (baisse du niveau général des prix) qui entretenait la crise. Dans ce contexte, la rigueur budgétaire (comme celle de Laval en France) était une aberration. Relancer la demande par des investissements et des déficits budgétaires pouvait apparaître comme la bonne politique. Comme les économies, l’anglaise comme l’américaine (mais aussi l’Allemande), étaient alors quasi fermées, la demande ne risquait pas de se porter sur les importations (c’est plutôt la fuite vers l’épargne qui inquiétait Keynes)[1].
Donc, pourquoi pas une « relance keynésienne » aujourd’hui comme la défend aujourd’hui le NFP ? La réponse est simple : la situation n’a pas grand-chose à voir avec celle de la grande crise qui avait inspiré l’économiste anglais (qui changera d’ailleurs de préconisations quand l’Angleterre entrera dans une économie de guerre, voir).
Certes, la conjoncture est « basse« , mais elle n’a rien à voir avec celle des années 1930. Loin d’être déflationnistes, les économies industrielles n’en n’ont pas fini avec les tensions inflationnistes. Si le taux de chômage reste, en France, trop élevé il est difficile de soutenir que la cause principale se trouve dans une insuffisance de la demande alors même que beaucoup de secteurs en tension peinent à embaucher (ce que le programme NFP reconnaît d’ailleurs). C’est donc davantage l’insuffisance des capacités de production qui est en cause que leur excédent. L’inverse des années 1930. Dès lors, la demande supplémentaire induite par une « relance keynésienne » pourrait peut-être, améliorer la situation de quelques secteurs mais provoquerait surtout une hausse des importations, un accroissement du déficit commercial (déjà pas brillant), des pénuries et des tensions inflationnistes supplémentaires. Au niveau macroéconomique, notre déficit de la balance courante n’est-il pas un bon indicateur de notre excès de demande globale par rapport à l’offre ?
Une politique de relance franco-française servirait tout autant, et même davantage, les économies allemandes et chinoises. C’est parce qu’après la crise de 2008 les pays se sont entendus pour relancer ensemble leurs économies qu’on a pu surmonter une vraie récession qui n’existe pas aujourd’hui…
En mars 2020, au tout début de la crise Covid, j’avais été stupéfié par une déclaration de la prix Nobel d’économie Esther Duflo (qui soutient aujourd’hui le programme du NFP) réclamant déjà avec insistance une « relance keynésienne ». J’objectais que si des mesures devaient être prises pour sauvegarder l’emploi et donc les capacités de production, une sur réaction risquait de provoquer des pénuries et une relance de l’inflation ce qui était alors nié par la plupart des économistes (particulièrement les économistes « de gauche ») qui la croyaient disparue à jamais (voir l’article du blog). Et c’est pourtant bien l’inflation que nous avons eue, et c’est bien elle qui a fait revenir au premier plan la question du pouvoir d’achat et bien arrangé les affaires électorales de l’extrême-droite.
Un certain nombre d’autres mesures, loin d’atténuer les effets négatifs d’une relance à contre-temps, pourrait les aggraver. La hausse immédiate des salaires (socialement tout à fait défendable) ne facilitera pas l’embauche[2], dissuadera les investissements et aggravera les tensions inflationnistes avec le risque du fameux « bouclage prix-salaires » qui a pu être évité jusqu’à maintenant grâce à la désindexation (hors SMIC).
Le blocage des prix, prévu dans le programme, entretiendra les pénuries qui ne seront résolues que par des retards de livraison et une nouvelle pression à la hausse des importations. Et puis, comment concilier ce blocage des prix et la volonté des agriculteurs de voir payer leur production à un « juste prix » ?
Un autre point inquiète. L’essentiel du déficit public qui s’ajoute au déficit actuel sera dû davantage à des dépenses récurrentes de fonctionnement qu’à des investissements, reportés à 2025 (quand les effets keynésiens sont censés produire leurs effets). On risque alors de se trouver dans une situation où le financement des investissements nécessaires (énergie, écologie, recherche, etc.) aura encore plus de mal à se financer qu’aujourd’hui.
Le programme NFP frappe ainsi par sa ringardise. On y retrouve la version sociale-démocrate du keynésianisme qui a eu son heure de gloire après-guerre. On croyait que les remèdes aux crises avaient été découverts avant que la stagflation des années 1970 en révèle les limites jusqu’à ouvrir la porte aux excès inverses du « néolibéralisme ». On remarquera ainsi que le programme du NFP, qui aurait, dit-on, hésité à introduire des nationalisations, revient sur des mesures prises au début des années 1980 par le gouvernement Mauroy d’union de la gauche : fin du blocage des prix et désindexation des salaires. Ringard, on vous dit !
L’absence de vision structurelle est elle aussi étonnante. « À long terme, nous serons tous morts » aurait dit Keynes qui, en réalité, pensait le contraire. Ainsi, la question salariale, qui est une vraie question, ne se réglera pas par décrets mais par une politique structurelle orientée vers la hausse de la productivité, l’investissement dans les capacités de production et la recherche-développement. Creuser le déficit en augmentant les dépenses courantes et récurrentes, c’est renoncer durablement aux investissements qui s’imposent notamment pour la transition écologique, finalement la grande absente du programme.
Il va par ailleurs de soi que le caractère non crédible de ce programme est en soi un problème. Il ne convaincra ni les « marchés » (hausse des taux d’intérêt) ni nos partenaires européens mais cela est bien exposé par d’autres que moi.
Pour aller plus loin
Esther Duflo « Un grand moment keynésien ». Oui mais lequel ?
Fake news : Keynes a revêtu un gilet-jaune
Inflation : « Le monde a souffert d’une production insuffisante par rapport à une demande en hausse » Le Monde 12 juin 2022.
« Comment payer la guerre », la leçon d’économie oubliée de Keynes, The Conversation, 11 mai 2020.
[1] On notera au passage que Keynes avait critiqué le financement par l’impôt du New Deal de Roosevelt non parce qu’il défendait les riches, mais parce que cette politique relevait d’une orthodoxie budgétaire qu’il déplorait (sans déficit, pas d’effet multiplicateur).
[2] On remarquera que le programme reconnait l’existence d’un « chômage volontaire » souvent nié par les économistes keynésiens traditionnels. En affirmant que « les salaires sont trop faibles dans de nombreux secteurs ou les difficultés de recrutement persistent » les auteurs du programme reconnaissent qu’aux salaires proposés certains travailleurs potentiels préfèrent rester en retrait ce qui est la définition même du chômage volontaire.