Les nouveaux habits du nationalisme économique

in Annuaire Français des Relations Internationales, volume XXIII, 2022.

Le célèbre et très bel aphorisme de Romain Gary, « Le patriotisme, c’est l’amour des siens. Le nationalisme, c’est la haine des autres », décrit davantage un sentiment qu’une théorie. Le nationalisme économique est pourtant bien une doctrine économique, apparue avec le mercantilisme au début de l’époque moderne. Contestée par le libéralisme, elle a connu depuis une influence intermittente et des expressions variées.
Le nationalisme économique prend la nation comme sujet d’analyse et considère que la puissance du pays assure de surcroît le bonheur et la sécurité du peuple. Le libéralisme choisit l’individu et considère que la « richesse des nations » n’est que le niveau agrégé du bien-être des citoyens.
Le nationalisme économique repose sur une conviction : les relations internationales sont un jeu à somme nulle (voire négative). Le gain des uns est nécessairement la perte de l’autre et l’État, quelle que soit son incarnation, a le devoir d’être du côté des gagnants.
Un apparent bon sens a assuré à la doctrine une réelle pérennité. De toute évidence, la balance commerciale, si chère aux mercantilistes, départage les uns des autres. Aujourd’hui, le déficit commercial des États-Unis avec la Chine n’est-il pas l’exacte contrepartie de l’excédent chinois ? Ne place-t-il pas la première puissance du monde du côté des perdants ?
Depuis, notamment, Hume, Montesquieu et Smith, on connaît pourtant les failles de cette doctrine. La tradition libérale veut, au contraire, que l’échange et la coopération internationale soient un jeu à somme positive. Tous les participants gagnent et il n’est nullement besoin de haïr les autres pour satisfaire les siens. Il est même préférable de les aimer pour faciliter les échanges et ainsi les gains réciproques. Déficit des États-Unis avec
la Chine ? Il ne prouve rien puisque le commerce enrichit les deux. C’est le solde global qu’il faut examiner et si, après consolidation, un déficit demeure, il faudra encore en démontrer la nocivité et en rechercher les causes chez les siens avant de les trouver chez les autres. Le déficit courant est-il dû à la fourberie de partenaires qui profiteraient de sa propre naïveté (nice guy) ou à l’inconséquence du pays qui vivrait « au-dessus de ses
moyens » (comme l’économiste et Premier ministre Raymond Barre l’avait autrefois maladroitement soutenu) ?
Entre les deux, les « néoréalistes » voudront bien reconnaître l’existence d’un jeu à somme positive, mais s’interrogeront sur la question du partage que les libéraux ont largement laissé de côté. Est-il sans importance qu’un pays gagne 10 et le partenaire 1 ? Le premier ne profitera-t-il pas de cette prime pour accroître sa puissance et élargir ainsi l’écart ? Comme l’a très clairement écrit le néoréaliste Kenneth Waltz « les États […] , confrontés à
une possibilité de coopération avec des gains mutuels, […] sont contraints de se demander non pas “Est-ce que nous allons tous les deux gagner ?”, mais : “Qui va gagner le plus ” »
Si la proposition de Waltz est vraie pour les gains mutuels, pourquoi ne la serait-elle pas aussi pour les pertes : « peu importe que je perde aujourd’hui si l’autre perd davantage » ? N’est-ce pas cette proposition qui justifie les guerres, qu’elles soient militaires, économiques ou commerciales ? Le danger du nationalisme ne commence-t-il pas là ?
Le nationalisme politique et le nationalisme économique font souvent bon ménage sans toujours se confondre. L’économie peut être l’objet même du nationalisme qui utilisera des instruments qui lui sont propres, comme le protectionnisme. À l’inverse, c’est aussi l’économie qui pourrait être mise au service de la politique internationale (sanctions économiques et embargos, augmentation des dépenses militaires). Quoi qu’il en soit, l’analyse du nationalisme économique ne peut être complètement dissociée du nationalisme politique.
Le début du XXie siècle a été marqué par la résurgence d’un nationalisme d’abord politique puis économique qui, loin de se cantonner à des pays mineurs dans les relations internationales a touché, d’une façon ou d’une
autre, toutes les puissances mondiales ou régionales. Simultanément, l’économie mondiale a été reconfigurée : affirmation de la Chine, fragmentation internationale des chaînes de valeur, explosion de nouvelles technologies complexes et intrusives. Le développement des réseaux mondiaux a même conduit à la formulation d’un nouveau concept, celui d’« interdépendance armée » qui ferait de leur manipulation un instrument du nationalisme.

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