Annuler la dette. Pour quoi faire ?

Jean-Marc Siroën

L'architecture de Bercy | economie.gouv.fr

Quelques économistes français comme Thomas Piketty ou Jezabel Couppey-Soubeyran, préconisent l’annulation de la dette publique. Pas toute la dette, seulement celle « rachetée » par la Banque de France (BdF) soit environ le quart dont une bonne partie de la « dette Covid », conséquence financière du « quoiqu’il en coûte ».

Pour rejeter l’idée d’annulation, il est facile, mais dangereux, de se retrancher derrière son impossibilité juridique (les traités européens) et politique (absence de consensus dans la zone euro). Ces obstacles sont bien réels et même rédhibitoires, mais s’il s’avérait que l’opération soit économiquement justifiée, cette argumentation ne ferait qu’entretenir un populisme antisystème et antieuropéen. « Si les traités ne sont pas bons, changeons-les ou partons ! » pourraient proclamer certains…

L’idée d’annulation doit donc d’abord être critiquée parce qu’elle est mauvaise. Non seulement elle ne servirait à rien, mais elle aurait des effets inverses de ceux recherchés.

La réalité : la monétisation de la dette publique

Si les traités européens interdisent le financement « direct » de l’État par sa banque centrale, ils autorisent le financement « indirect ». Pour financer son déficit, l’État émet ainsi des titres, des OAT, acquis par des institutions financières et susceptibles d’être ensuite rachetés par la BdF sur le marché secondaire. Que le financement soit direct ou indirect de la monnaie est créée.

La monétisation « indirecte » de la dette n’est pas nouvelle et ne date ni de la crise financière de 2008, ni de la crise de l’euro, ni de la Covid. Celles-ci lui ont néanmoins donné une importance qu’elle n’avait pas. Les sommes engagées sont devenues colossales et la Banque Centrale Européenne (BCE), qui chapeaute les banques centrales de la zone euro, annonce longtemps à l’avance les montants qu’elle s’engage à acquérir auprès des banques (quantitative easing). L’intention est certes de refinancer le système bancaire mais surtout de rassurer les marchés en garantissant le rachat des titres émis, et ainsi de faire baisser les taux d’intérêt pour faciliter le placement de la dette publique auprès d’agents privés (banques, assurances, …) ou de non-résidents (environ la moitié de la dette publique française). Opération réussie puisque les pays de la zone euro bénéficient aujourd’hui de taux extraordinairement bas, voire négatifs pour certains d’entre eux comme l’Allemagne ou la France. Ainsi, aujourd’hui, la « dette Covid » ne pèse pas sur les dépenses budgétaires qui ne gagneraient donc rien, du moins immédiatement, à son annulation.

Comment annuler la dette ?

Puisque la BdF est une filiale de l’État, la dette publique qu’elle détient est une dette envers soi-même. Il est alors techniquement facile de l’annuler. Un simple jeu d’écriture suffit.

À l’actif du bilan de la BdF figure le montant de ses réserves monétaires (or, devises, et DTS) ainsi que les créances publiques et privées qui rapportent un intérêt. Au passif, on trouve les capitaux propres (capital et réserves) ainsi que la monnaie « banque centrale » ou « base monétaire » détenue par les particuliers (les pièces et billets en circulation) et par les banques.

Que se passerait-il en cas d’annulation ? À l’actif, les créances de la BdF sur l’État seraient effacées avec une contrepartie au passif. Comme il ne peut être question de supprimer les billets (ce qui, d’ailleurs, ne suffirait pas) ou de vider le compte courant des banques, l’annulation serait donc imputée aux fonds propres. Comme ceux-ci sont chétifs (environ 100 milliards pour la BdF) ils ne couvriront pas les créances annulées. Ils se verront donc infliger un signe « moins » suivi d’un montant à peine plus faible que celui de la dette effacée (environ 500 milliards pour une réduction d’environ le quart de la dette détenue par la BdF).

C’est fâcheux. Dans la vie courante c’est une faillite. Mais, la Banque centrale n’est pas une banque comme les autres puisque, justement, elle est « centrale » et qu’elle peut créer autant de monnaie qu’elle veut. Dès lors, on considère qu’elle ne peut pas être mise en faillite.

L’annulation de la dette n’est pas une option.

Pour les partisans de l’annulation, des fonds propre négatifs ne sont donc pas un problème.

Certes, ils n’empêcheraient pas la Banque centrale de fonctionner, mais certainement pas aux mêmes conditions. Le signal donné ferait douter les marchés financiers non de la solvabilité de la Banque centrale mais de sa politique monétaire. Si la base monétaire n’est pas impactée par l’annulation, elle ne serait plus intégralement adossée à des actifs. S’il est toujours assez audacieux de prévoir la réaction des marchés, il est assez probable qu’ils goûtent assez peu cette manipulation comptable. Face à cette incertitude ou cette incompréhension, les taux d’intérêt augmenteraient ce qui n’est pas exactement l’effet recherché…

Des capitaux propres négatifs auraient une autre conséquence qui aboutirait in fine à rembourser au moins partiellement la dette qu’on avait naïvement cru pouvoir annuler. En effet, la BdF perçoit des intérêts qui couvrent assez largement ses dépenses. Elle réalise donc un bénéfice distribué à l’État actionnaire (environ 6 milliards d’euros actuellement). Si les fonds propres devenaient négatifs, ces bénéfices ne seraient plus reversés au budget de l’État mais imputés aux fonds propres de la BdF. L’État ne bénéficierait donc plus d’une recette « tombée du ciel ». D’une certaine manière, la dette se vengerait ainsi d’avoir été annulée !

Le remboursement de la dette

La charge de la dette, ce sont d’une part les intérêts, d’autre part le remboursement. On l’a vu, pour le moment, les intérêts ne sont plus un problème puisqu’ils sont nuls et même négatifs (l’État gagne de l’argent en s’endettant). Reste le remboursement de la dette. Il se fera dans la durée et pas immédiatement. Dans la réalité, l’État rembourse sa dette par un nouvel emprunt ce qui lui permet de devenir quasi-perpétuelle sans qu’il soit nécessaire de l’annuler. Entre-temps, toutes choses égales par ailleurs, le poids de la dette diminue mécaniquement du fait de la croissance et de l’inflation.

Il est vrai que faire « rouler » ainsi la dette n’est pas sans risque. Aujourd’hui l’État est gagnant puisque les taux d’intérêt sur la nouvelle dette sont inférieurs à ceux de l’ancienne ce qui a d’ailleurs beaucoup soulagé le budget ces dernières années. Mais c’est une situation exceptionnelle qui a peu de chances de durer. Faire « rouler » la dette risque donc d’être plus coûteux demain qu’aujourd’hui.

L’annulation de la dette apporte-t-elle une solution ? Non, puisqu’elle vise la dette détenue par la BdF et (heureusement) pas celle qui reste détenue par des agents privés, les seuls pour lesquels se pose vraiment la question de la hausse future des taux d’intérêt.

En effet, à supposer que l’État doive rembourser sa dette « BdF », en recourant à un nouvel emprunt contracté à un taux d’intérêt plus élevé, cela n’aurait aucune incidence budgétaire puisque les intérêts versés par l’État seraient restitués à l’État sous forme de dividendes.

Deux conditions doivent pourtant être réunies. D’abord que la BdF rachète cette nouvelle dette sur le marché secondaire (on voit mal pourquoi elle ne le ferait pas !). Ensuite qu’il n’y ait pas eu au préalable une annulation même partielle de la dette qui en générant des fonds propres négatifs priverait l’État de ses dividendes. L’annulation de la dette n’empêcherait peut-être pas de faire « rouler » la dette, mais elle en augmenterait le coût.

Cette fois encore, l’annulation de la dette serait donc contre-productive.

Annulation, politique monétaire et inflation

L’annulation de la dette publique détenue par la Bdf réduirait les marges de manœuvre de la politique monétaire puisque celle-ci ne pourrait plus rétrocéder au marché les titres qu’elle détient.

Mais pourquoi le ferait-elle ?

En cas de pression inflationniste, les banques centrales augmentent les taux d’intérêt pour contenir la création monétaire. Cette politique a deux effets négatifs qui depuis un quart de siècle suffisent à refroidir les ardeurs des banquiers centraux : d’une part la hausse des taux ralentit la croissance économique en pesant sur l’emploi et, bien pire, elle fragilise les marchés financiers jusqu’à causer des crises de type subprime. Dès lors, il peut être tentant pour les banques centrales d’agir autrement sur la base monétaire que par les taux d’intérêt, par exemple en se débarrassant d’une partie des titres qu’elle détient et, notamment, des titres de la dette publique. Les rétrocéder au marché permet en effet de réduire la base monétaire.

Cette perspective pourrait certes donner un argument aux partisans de l’annulation. Ils pourraient dire « Vous voyez bien, le financement monétaire de la dette publique est réversible et donc illusoire puisque en cas de rétrocession, elle restera due avec un intérêt qui, cette fois, ne reviendra plus à l’État mais aux créanciers ». C’est vrai (même si la banque centrale peut tout aussi bien rétrocéder ses créances privées). Mais les économistes de l’annulation n’essaient-ils de nous convaincre par ailleurs que l’inflation n’existe plus, qu’elle n’a pratiquement aucune chance de revenir et que les banquiers centraux même les plus conservateurs et les plus pavloviens n’auraient donc plus l’occasion d’augmenter les taux d’intérêt ?

Rétrocéder des créances publiques au marché pour contenir une base monétaire qui alimenterait l’inflation ou la spéculation constitue-t-il un danger ? Pa s’il s’agit de prévenir une crise.

En réalité, dans ce scénario de rétrocession qui reste, il est vrai, très hypothétique, le coût pour l’État serait sans doute inférieur à celui d’une politique monétaire « conventionnelle » de hausse des taux d’intérêt qui non seulement augmenterait le coût de son refinancement mais ralentirait la croissance au risque de faire éclater inopportunément une bulle spéculative. Il s’ensuivrait inévitablement une politique « keynésienne » de déficit budgétaire et… d’endettement.

Des exemples historiques à « côté de la plaque ».

Les partisans de l’annulation appuient leur démonstration de précédents historiques qui n’ont rien à voir avec leur sujet et pour cause puisque la situation est inédite et consubstantielle aux politiques dites « non conventionnelles » pratiquées depuis moins de quinze ans.

Certes, les annulations de la dette ont été relativement fréquentes dans l’histoire et elles ont parfois, pas toujours, « libéré » la croissance. Elles n’avaient pourtant aucun rapport avec le type d’annulation préconisé par nos économistes.

Le plus souvent (aux historiens de chercher les exceptions et je ne doute pas qu’ils en trouveront) :

  1. Les annulations répondent à une insolvabilité que ne connaît pas (aujourd’hui) la zone euro. Dans ce cas, le pays n’a plus les moyens de rembourser sa dette et, a fortiori, d’emprunter pour la faire « rouler ». Ce fut le cas de la dette des pays en développement ou émergents dans les années 1980 et 1990. Aujourd’hui les pays de la zone euro sont dans la situation exactement inverse : les grands financiers se pressent pour prêter. Les taux d’intérêt négatifs en sont la démonstration.
  2. Les dettes étaient libellées en devises étrangères ce qui rendait plus difficile leur remboursement puisque le pays devait dégager un excédent courant pour la rembourser. Souvent précédée d’une inflation et d’une dépréciation de la monnaie nationale, la dette n’en était alors qu’alourdie. Cette fois encore, la dette de la zone euro, logée à la BCE, n’entre pas dans ce cadre.
  3. Les créanciers furent souvent des États étrangers généralement plus conciliants que les créanciers privés, moins nombreux, se coordonnant mieux avec, parfois des motivations géopolitiques. Cette fois le créancier n’est pas un état étranger mais… la banque centrale du pays débiteur c’est-à-dire l’État lui-même !

L’exemple souvent évoqué par Thomas Piketty, l’annulation partielle de la dette allemande en 1953 cumule ces trois circonstances : l’Allemagne est toujours peu solvable (mais ce n’est pas l’essentiel car elle est alors en train de le devenir), la dette est exprimée en monnaie étrangère et elle est due en grande partie à des États qui veulent solder le passé et consolider la toute jeune République fédérale, rempart contre une URSS menaçante et qui doit impérativement afficher de meilleures performances que la RDA. La plus grande partie de la dette est par ailleurs un reliquat de l’avant-guerre, notamment les fameuses réparations allemandes du Traité de Versailles, qui avaient déjà été répudiées vingt ans plus tôt par Hitler ! La soi-disant annulation est donc, en partie, l’entérinement d’un fait accompli. En fait, beaucoup de ces mesures devaient permettre à l’Allemagne de reconstituer ses réserves en dollars pour qu’elle puisse entrer dans le système de Bretton Woods et s’arrimer ainsi à l’Occident.

Que ceux qui voient un quelconque rapport avec la problématique actuelle lèvent la main !

La Conférence de Londres sur la dette allemande (1953)

Piketty en rajoute une couche en affirmant que cette annulation de 1953 aurait permis à l’Allemagne de retrouver sa puissance économique en un rien de temps. C’est oublier les trois évènements majeurs qui avaient précédé : la réforme monétaire de 1948, le plan Marshall et la guerre de Corée qui avait permis de relancer l’économie européenne et, tout particulièrement, l’industrie allemande. En 1953, le « miracle allemand » était déjà bien installé sur ses rails.

Conclusion

Que cache l’annulation de la dette ? Peut-être la volonté de laisser la possibilité de créer encore davantage de monnaie qui serait largement et généreusement redistribuée comme l’envisageait autrefois le très conservateur libéral Milton Friedman avec sa « monnaie hélicoptère » (aujourd’hui, pour faire moderne, on parle de « drone monétaire »). Ses partisans, plus ou moins influencés par la Modern Monetary Theory (MMT) américaine commettent une erreur logique. Il n’est nullement besoin d’annuler la dette pour créer de la monnaie. Joe Biden n’a-t-il pas décidé de piloter lui-même l’hélicoptère qui, à tort ou à raison, déversera bientôt un revenu forfaitaire à la plupart des ménages américains sans qu’il pense même annuler une dette publique qui explose.

Les économistes concernés commettent aussi une erreur factuelle en négligeant ce qui est peut-être l’évolution la plus importante de l’économie monétaire actuelle : quand une création excessive de monnaie ne crée pas une inflation « traditionnelle » (hausse du niveau général des prix), elle crée une inflation d’actifs (hausse des cours boursiers, de l’immobilier, etc.) qui alimente des bulles spéculatives socialement et macro-économiquement catastrophiques. C’est d’autant plus étonnant que les économistes pro-annulation s’affichent souvent comme « de gauche » (ce qui ne signifie pas que tous les économistes « de gauche » soient pro-annulation). L’augmentation des inégalités de patrimoine, déplorée par ailleurs, n’est-elle pas due à une survalorisation des actifs liée à la création monétaire ? L’éclatement de ces bulles spéculatives ne provoque-t-elle pas comme en 2001 et comme en 2008, des crises économiques qui atteignent bien davantage les plus modestes que les plus riches.

La réponse est bien faible : la création monétaire ne doit pas se faire au profit des banques mais des ménages comme, par exemple, relancer la demande par une « monnaie hélicoptère ». Mais quelles seraient les conséquences sociales de faillites bancaires en chaîne ? Cette « monnaie hélicoptère » distribuée aux ménages ne provoquerait-elle pas une bonne inflation à l’ancienne (je reconnais qu’une inflation modérée serait plutôt une bonne chose économiquement à défaut de l’être socialement). Et puis la monnaie est fluide : ne resterait-elle aux ménages ou ne finirait-elle pas par rejoindre le circuit de l’épargne et des banques ?

Pour conclure, l’annulation de la dette telle qu’elle est proposée aujourd’hui par certains économistes veut répondre à des problèmes qui n’existent pas. Elle ne sert à rien, est contreproductive et peut faire prendre de grands risques à l’économie.

Fake news : Keynes a revêtu un gilet-jaune

On attribue à Keynes cette phrase : « quand les faits changent, je change d’avis. Et vous que faites-vous, Monsieur ? ».

Il aurait été souhaitable que Eric Berr, Virginie Monvoisin, Jean-François Ponsot et Gregory Vanel s’inspirent de ce pragmatisme avant de publier Relire Keynes à la lumière des « gilets jaunes » dans Les échos du 8 janvier.

Respect des faits : « Toute économie moderne fait face à des défis majeurs : chômage de masse, hausse des inégalités, instabilité financière et insoutenabilité de la croissance. » écrivent-ils. Hausse des inégalités ? Sans aucun doute, encore faut-il s’entendre sur sa nature, sa quantification et ses effets. Instabilité financière ? Oui, hélas, encore faut-il se souvenir que les marchés financiers se nourrissent des titres de la dette publique. Insoutenabilité de la croissance ? à voir et, d’ailleurs, ce n’était pas l’avis de Keynes qui avait abjuré son malthusianisme de jeunesse (les faits, toujours les faits). Mais chômage de masse, non, trois fois non ! Pourtant c’est bien pour le combattre que sont censées s’appliquer les politiques généralement qualifiées de « keynésiennes ».

Dans les années 1930, le chômage avait atteint jusqu’à 25% de la population active. Mais les faits des années 30 ne sont pas ceux d’aujourd’hui, loin de là ! Le chômage provoqué par la grande récession de 2008 a été absorbé dans la plupart des économies « modernes » (sans que je sache très bien qui est moderne et qui ne l’est pas) et c’est même plutôt le suremploi qui pose aujourd’hui un problème à des pays comme les Etats-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou le Japon. Certes, quelques pays comme l’Italie, l’Espagne ou … la France restent à la traîne ce qui pose de vraies questions. On peut reprendre la rengaine de statistiques qui masquent la précarité, le temps partiel et les bas salaires mais de là à affirmer que le plein emploi serait une illusion statistique et que les pays « modernes » connaîtraient un chômage de masse ! Dans tous les pays « modernes » la création d’emplois l’emporte largement sur les destructions. Même en France qui, en partie pour des raisons démographiques, conserve néanmoins chômage « conjoncturel » de 2 ou 3 % (en étant plutôt large), ce qui n’est pas rien mais pas suffisant pour évoquer un chômage « de masse ». Les 6% qui restent sont davantage imputables à des transitions technologiques, territoriales, digitales ou environnementales et à un chômage « frictionnel » (temps de passage d’un emploi à un autre) qu’à une demande insuffisante. Seules des politiques de long terme sont alors adaptées en espérant que nous ne serons pas tous morts lorsque les résultats pourront être constatés, à condition, bien sûr, qu’elles soient engagées…

Dans les années 1930, l’essentiel du chômage était de toute évidence conjoncturel et on pouvait donc légitimement s’attendre à ce qu’une injection de revenu puisse relancer la demande et donc la production, tout particulièrement dans les nouvelles industries comme l’automobile. Plus de pouvoir d’achat c’était la relance assurée des usines Ford. Depuis, les « fuites » keynésiennes loin de se colmater se sont élargies et une relance budgétaire n’aurait qu’un effet mineur sur la croissance et l’emploi non seulement parce que les effets multiplicateurs se perdraient dans les importations et, sans doute, dans l’épargne, mais aussi parce que la cible, les travailleurs victimes de la crise, est étroite. Une partie de la demande se porterait sur des secteurs qui peinent déjà à recruter (restauration, bâtiment,…). Notons d’ailleurs que si les déficits budgétaires sont aujourd’hui possibles avec des taux d’intérêt bas c’est parce que le Monde connait un excédent d’épargne et permet la mobilité des capitaux. Ce sont des pays comme la Chine, le Japon ou l’Allemagne qui financent les déficits américains, grecs ou français.

Puisque l’article inclut les « gilets jaunes » dans son titre, remarquons que ceux-ci ont moins exigé la hausse du pouvoir d’achat dans l’intention de résorber le chômage que pour mieux boucler leurs fins de mois. Cette revendication certes légitime, ne peut pas, pour autant, être présentée comme un retour à Keynes sans faire insulte à la pensée complexe et pragmatique du grand économiste. Les chômeurs ont d’ailleurs moins rempli les ronds-points que les salariés, commerçants, auto-entrepreneurs qui se désolaient parfois de l’ « assistanat » dont pouvaient bénéficier les chômeurs.

Respect des faits encore : « le personnel politique et leurs conseillers économiques rejettent l’idée de politiques contracycliques. » Comment peut-on écrire une chose pareille quand, pour contrer une crise « keynésienne », la France a laissé filer un déficit budgétaire de 7% du PIB en 2009 (12% au Royaume-Uni, 12,5% aux Etats-Unis) ! Même la vertueuse Allemagne avait crevé le plafond des 3%. Comment ignorer qu’entre 2007 et 2018, la part de la dette publique française est passée de 65% à quasiment 100% en 2018 (de 100% à 130% en Italie et de 36% à 98% en Espagne). Difficile d’affirmer alors que « le personnel politique » aurait ignoré ces moyens de « limiter l’impact des cycles ». Avec le recul, on s’aperçoit d’ailleurs que ce ne sont pas toujours les pays qui ont le plus augmenté leur dette et le plus longtemps maintenu leur déficit qui se sont le mieux sorti de la crise.

Les faits encore et toujours. Comment peut-on déplorer un rejet de politiques contracycliques quand les banques centrales des pays industriels, la Federal Reserve comme la BCE, ont vu leur bilan quadrupler en moins de dix ans et maintiennent des taux d’intérêt extrêmement bas (voire négatifs) ? Certes ces politiques monétaires non conventionnelles sont plus monétaristes que keynésiennes. Elles n’en sont pas moins « contracycliques » même si le débat sur policy mix doit rester ouvert.

Rappelons aussi que « contracyclique » ne fonctionne pas à sens unique. L’épithète signifie aussi qu’en période de croissance c’est un excédent budgétaire et une réduction de la dette qui est attendue, d’autant plus d’ailleurs qu’on s’approche du plein emploi. Si on peut accuser « le personnel politique et leurs conseillers économiques » de rejeter « l’idée de politiques contracycliques. », c’est plutôt en période de relance que l’accusation doit être portée. Aujourd’hui, l’homme politique qui doit être mis en cause est justement celui qui sert de modèle à certains gilets jaunes ou à leurs soutiens, l’inévitable Donald Trump, leur ami. Il mène une politique pro-cyclique irresponsable, qui associe une croissance forte et une politique budgétaire expansionniste et nous prépare ainsi une belle crise financière.

Lors d’une discussion avec des économistes américains, Keynes avait constaté avec dépit que ses chers collègues étaient bien plus keynésiens que lui. Si, de son vivant, on faisait dire au maître de Cambridge bien autre chose que ce qu’il pensait, que dire presque soixante-treize ans après sa mort….