Le libéralisme des traités commerciaux est un malentendu qui s’est confirmé paradoxalement avec la libéralisation des échanges sur une base certes multilatérale mais aussi, pour les pays en développement, unilatérale. Auparavant, l’expérience des années 1930 avait promu une conception opposée qui voyait dans les traités bilatéraux des « blocs protectionnistes ». Les États-Unis ne considéraient-ils pas l’Europe comme une « forteresse » ?
Quel est l’avenir des traités commerciaux ?
Le soutien politique ou populaire à de tels traités est très léger et leur prolifération dans les années 1990-2000 est un sujet d’étonnement. Les « mondialistes » commencent à en percevoir les limites quand les « alter-mondialistes » et la société civile persistent à n’y voir qu’un approfondissement de la mondialisation en ignorant ou en sous-estimant ses effets protectionnistes soit par les restrictions qu’ils introduisent, soit par les règles d’origine.
Les offensives de Donald Trump pourraient contribuer à réhabiliter la vision protectionniste des traités commerciaux. Si l’ALENA, le premier grand accord commercial d’après-guerre des États-Unis, accompagnait l’ouverture du Canada et du Mexique aux exportations américaines et leur insertion dans une chaîne régionale de valeur, notamment dans l’automobile, sa renégociation, conclue sous l’épée de Damoclès de « sanctions commerciales » en accentue les effets protecteurs : règles d’origine extrêmement contraignantes, respect du droit des travailleurs et normes salariales.
Progressivement, les futurs accords commerciaux pourraient être davantage justifiés par la volonté de réguler le commerce et de facto, de le limiter que ce soit, par exemple, pour durcir le droit de propriété intellectuelle comme le souhaitent les industries de haute technologie ou imposer des normes environnementales ou de travail comme l’exige la société civile.
Le charme de l’alternative bilatérale au système multilatéral d’après-guerre s’est révélé illusoire. Les deux modes de négociation se heurtent aux mêmes blocages, notamment la crainte, avérée ou fantasmée, d’effets destructeurs sur l’économie nationale, l’emploi ou l’environnement et, de plus en plus, les réflexes identitaires et nationalistes de pays qui voient dans tout accord commercial un abandon de souveraineté. …
Paradoxalement, l’activisme intégrateur des années 1990-2000 soutenu par la prolifération des traités bilatéraux de plus en plus « profonds » a parfois laissé échapper quelques effluves de « non-discrimination » et donc de multilatéralisme. Car les mesures d’intégration profonde « à l’intérieur des frontières » sont plus difficiles à discriminer que celles « à la frontière ». On peut différencier les droits de douane ou les règles d’origine mais pas les réglementations. Un pays pourra assez difficilement introduire dans son droit de la concurrence ou dans son droit du travail des mesures qui ne s’appliqueraient qu’aux pays partenaires. Lorsque, dans le CETA, le Canada s’engage auprès de l’Union Européenne à ratifier les conventions de l’Organisation Internationale du Travail (OIT), le bilatéral se mue en multilatéral.
Dans ce cas, l’intégration profonde relativise la question
traditionnelle des effets de détournement. De ce point de vue, mais de ce point
de vue seulement, les accords d’intégration profonde développent, mais un peu
malgré eux, une forme nouvelle de multilatéralisme.
Les dirigeants des anciens leadeurs, les Etats-Unis, l’Union
Européenne et aussi, dans une certaine mesure, les deux autres membres de
l’ancienne Quadrilatérale, le Canada et le Japon, ne s’y sont pas trompés.
Longtemps, ces quatre pays avaient pris soin d’éviter de
négocier entre eux, même si dans les années 1990 un projet de partenariat
transatlantique avait été esquissé par le Commissaire en charge du Commerce, le
britannique Leon Brittan. Comme tout britannique conservateur d’hier et
d’aujourd’hui, il cultivait le fantasme churchillien d’une « relation
particulière » entre les Etats-Unis et l’Angleterre qu’il désirait porter
au niveau européen. On en était resté là.
Pour les Etats-Unis comme pour l’Union Européenne, la montée
des pays émergents et, en tout premier lieu de la Chine, et l’affaiblissement
du soutien politique aux accords multilatéraux – le cycle de Doha -,
ont affaibli le pouvoir de leadeurship qu’ils exerçaient jusqu’alors. La
stratégie du Président Obama (2009-2017), en ligne avec celle de ses
prédécesseurs, est appropriée par les Commissions Barroso (2004-2014). Il
s’agit de promouvoir un « post- multilatéralisme » qui contournerait
une OMC défaillante, rivée à une conception trop étroite des relations
commerciales, incapable de se saisir des sujets de l’ancienne économie, comme
la concurrence, les investissements ou les marchés publics et moins encore des
thèmes de la nouvelle comme le commerce électronique ou la protection des
données. Plus grave encore, peut-être, l’OMC ne répondrait plus aux inquiétudes
de la société civile notamment en ce qui concerne les droits sociaux, les
questions environnementales ou la sécurité alimentaire.
Mais comment promouvoir le post-multilatéralisme sans pour
autant rejeter les valeurs multilatérales, fondées sur la recherche de
compromis et la valorisation d’intérêts partagés ? La réponse sera : par
des méga-accords commerciaux de la « nouvelle génération » qui établiraient
de nouvelles normes sur de nouveaux sujets. Ils s’imposeraient à tous dès lors
que cumulés, ils représenteraient l’essentiel du commerce international. Les
pays récalcitrants, la Chine d’abord mais aussi l’Inde ou le Brésil, n’auraient
plus d’autre choix que de s’y rallier par « effet domino »,
universalisant ainsi les nouvelles règles du jeu du commerce international.
C’est ainsi que l’administration Obama s’engage dans des
négociations avec quelques pays de l’APEC (Asia-Pacific
Economic Cooperation) pour s’élargir progressivement à 12 pays d’Asie ou
d’Amérique[i].
Si la Chine ou l’Inde ne sont pas partie prenante, les pays concernés
représentent 40% du PNB mondial et 30% des exportations de marchandises. Bien
que l’Accord de partenariat transpacifique (TPP) soit
signé le 4 février 2016, le Président Trump ne demandera pas sa ratification au
Congrès. L’exécutif avait de toute façon peu de chances de l’obtenir quel
qu’ait été l’élu(e).
Le deuxième méga-accords entre l’Union Européenne et les
Etats-Unis – 27% des exportations mondiales de marchandises – n’a pas
mieux abouti. Le « Partenariat transatlantique de commerce et
d’investissement » («Transatlantic
Trade and Investment Partnership » ou TTIP), parfois rabaissé dans ses
ambitions sous l’appellation de « Traité
de libre-échange transatlantique » (Transatlantic Free Trade Area ou TAFTA), ambitionnait une
« intégration profonde » en intégrant des sujets comme
l’investissement, les marchés publics, la concurrence, les normes de travail,
l’environnement, les indications géographiques, le rapprochement des
législations (notamment dans les services financiers) et des normes techniques.
Mais ce projet, très mal préparé et présenté encore plus maladroitement, et qui
ambitionnait de ronger le noyau dur des protections, s’est vite heurté à des
impasses. Chaque partie avait beaucoup à demander à l’autre, mais trop peu à
lui concéder. L’Europe n’accepterait jamais des poulets trempés dans l’eau de
javel et les Etats-Unis des fromages non pasteurisés. Il n’y avait pas de grain
à moudre et, avant même l’élection de Donald Trump, la négociation mal engagée
avait dû être suspendue. C’est en effet en août 2016 que le gouvernement
allemand, immédiatement suivi du gouvernement français, annonçait l’échec de facto des
négociations.
Du côté européen, la vision « post-multilatérale »
des relations économiques internationales devait intégrer la quatrième et la
septième puissance commerciale, c’est-à-dire le Japon et le Canada (les
Etats-Unis et l’Union Européenne ayant chacun un accord avec la sixième, la
Corée du Sud et la huitième, le Mexique).
L’Accord économique et commercial global (AEGC) entre
l’Union européenne et le Canada (Comprehensive
Economic and Trade Agreement ou CETA) est donc lui aussi un accord de «nouvelle
génération ».
Signé le 30 octobre 2016, il reste à ratifier même s’il est entré
« provisoirement » et partiellement en vigueur le 21 septembre 2017.
Engagé en 2013, l’Accord de partenariat privilégié avec le
Japon (Japan-EU Free Trade Agreement
ou JEFTA) a été
finalisé en décembre 2017 et va lui aussi au-delà des questions strictement
commerciales en intégrant notamment les « sujets de Singapour »
(concurrence, investissement, marchés publics) ou la protection des données. Ratifié
en décembre 2018, sa partie commerciale entre en vigueur en février 2019.
Pour l’avenir des relations
économiques internationales, la conclusion la plus importante est pourtant
l’échec relatif du passage au « post-multilatéralisme », promu par
Obama et qui pariait sur l’effet-domino. L’élection de Donald Trump n’a fait
que précipiter la mort d’un malade à l’agonie : son prédécesseur n’avait
pas réussi à faire ratifier le TPP avant son départ et « sa »
candidate Hillary Clinton, qui l’avait autrefois porté comme Secrétaire d’État,
le rejetait maintenant. Les onze autres
pays signataires dans le traité ont certes confirmé leur engagement dans ce
traité ; adapté à la marge, et rebaptisé Accord de Partenariat transpacifique global et progressiste (PTPGP)[ii],
entré en vigueur le 30 décembre 2018 pour les six premiers pays l’ayant ratifié
(Canada, Australie, Japon, Mexique, Nouvelle-Zélande et Singapour) qui ont par
ailleurs ratifié (Canada, Japon, Mexique), signé (Singapour) un accord avec
l’Union Européenne. Mais hors les Etats-Unis,
cette sympathique détermination n’est pas à la hauteur du défi.
Du côté européen le TTIP
avait davantage été porté par l’ancienne Commission Barroso que par la nouvelle
Commission Juncker qui en a hérité et a d’abord dû répondre à la bronca de la
société civile qui se plaignait de l’opacité des négociations. Elle l’a moins
été encore par les responsables politiques. La Chancelière allemande notamment,
s’est révélée plus méfiante qu’enthousiaste.
Ce ne sera donc pas par la
voie des méga-accords que le système international se réformera.
Les dispositions non
traditionnelles introduites dans les accords visaient certes à favoriser la
mondialisation en libéralisant de nouveaux domaines mais d’autres mesures
devaient aussi répondre aux opinions publiques en les rassurant sur le respect
des droits des travailleurs ou sur l’engagement environnemental. Mais
l’équilibre n’a pas été trouvé. Les opinions publiques ont surtout retenu que
les régulations « à l’intérieur des frontières » remettaient
en cause la souveraineté nationale en matière de lois et de normes
protectrices, quelles que soient les précautions plus ou moins adroites
introduites dans les textes et généralement non contraignantes. La société
civile a d’ailleurs beaucoup moins contesté les dispositions strictement
commerciales, comme la baisse des droits de douane, que les questions relatives
au règlement des différends entre les firmes multinationales et les États, le
risque de moins-disant en matière de normes sanitaires ou sociales ou le risque
d’abaissement du « principe de précaution ».